- Le livre Le Consentement de la directrice des éditions Julliard, Vanessa Springora, est paru le 2 janvier. Il narre l’emprise vécue par cette femme lorsqu’elle avait 14 ans, et qu’elle entretenait une « relation » – un consentement qui ne peut être éclairé, explique-t-elle – avec Gabriel Matzneff, un écrivain qui avait 35 ans de plus qu’elle.
- Gabriel Matzneff a publié de nombreux livres autobiographiques qui racontent ses « amours », selon lui, avec des adolescents ou des enfants, dès l’âge de 8 ans, sans s’intéresser aux conséquences potentiellement destructrices de ces actes.
- Le milieu littéraire est-il plus poreux que d’autres milieux à la pédophilie ? Plusieurs experts et expertes ont répondu à 20 Minutes.
Il y a désormais une « affaire Gabriel Matzneff » comme il y a eu une «
affaire Epstein » ou une « affaire
Barbarin ». Et elle bouscule toute une partie de la société, qui (re) découvre, à la faveur de la publication du livre de Vanessa Springora, Le Consentement,
comment on a pu accepter de publier pendant des années des écrits faisant l’apologie de la pédophilie, ou de la pédocriminalité (lire l’encadré ci-dessous sur le débat sémantique). Autour de Gabriel Matzneff, des écrivains et journalistes ont fait corps, pendant des années. Philippe Sollers l’a publié,
Bernard Pivot l’a invité à de nombreuses reprises, sans le contredire. Louis Aragon, Roland Barthes, et même Simone de Beauvoir ont aussi signé des pétitions écrites par cet homme, en défense des relations sexuelles avec des moins de 15 ans. Est-ce à dire qu’il y aurait une porosité particulière dans le monde des arts et des lettres à la pédophilie ou à l’hébéphilie ?
« La pédophilie traverse tous les milieux, tous les styles, tous les genres. Il y a un phénomène en trompe l’œil qui fait que cela se voit plus, mais c’est n’est pas pour cela qu’il y en a plus », nous répond Mathieu Lacambre, médecin psychiatre au CHU de Montpellier, spécialiste des violences sexuelles et à l’origine de la création d’une ligne d’écoute pour les pédophiles, pour éviter le passage à l’acte. « Ce n’est pas parce qu’on évoque plus facilement la pédophilie dans le milieu littéraire, que cela signifie qu’on la pratique plus », complète Anne-Claude Ambroise-Rendu, historienne et autrice d’une Histoire de la pédophilie : XIXe-XXIe siècles.
En d’autres termes, s’il y a une particularité du milieu littéraire vis-à-vis de la pédophilie, elle ne se traduit pas forcément par une « prévalence » plus élevée, c’est-à-dire par un plus grand nombre de pédophiles au sein de cette population (même s’il est difficile de l’affirmer de manière catégorique, puisqu’il n’y a pas d’études par catégorie socio-professionnelle des pédocriminels). Mais elle se manifesterait plutôt par une expression différente, pense aussi Pierre Verdrager, sociologue auteur de L’enfant interdit. Comment la pédophilie est devenue scandaleuse. La littérature, explique ce sociologue, est par définition une matière à fantasmes, un canal de l’imagination. Les pédophiles qui rencontrent la littérature vont donc spontanément plus se sentir autorisés à s’exprimer, que ceux qui n’ont pas de fibre littéraire. « Il y a une dimension fantasmatique propice à la littérature », résume, avec ses mots, le psychiatre Mathieu Lacambre.
« Pour un écrivain, la pédophilie c’est le « top du top de la singularité » »
Mais si les pédophiles se trouvent spontanément des accointances avec la littérature, le milieu littéraire « pardonne »-t-il plus facilement aux pédophiles d’exprimer leurs fantasmes ? Sur ce sujet, les réponses de nos experts et expertes divergent…
« La pédophilie et la pédocriminalité n’ont pas été plus acceptées ou tolérées par le milieu littéraire français que par d’autres milieux, estime Anne-Claude Ambroise-Rendu. Il est évident que le débat ouvert en mai 1968 sur la liberté sexuelle mais aussi et plus tard sur la justice, la prison préventive, le contrôle social etc. a mobilisé davantage d’intellectuels, mais cela ne fait pas du milieu littéraire un milieu plus ouvert à la pédophilie. Les intellectuels sont des gens qui se posent des questions et en posent à la société. »
Un raisonnement avec lequel Pierre Verdrager est en désaccord, estimant au contraire que le milieu littéraire, par la façon même dont il s’est constitué, est beaucoup plus « tolérant » à l’égard de la pédophilie que ne le sont d’autres milieux de pouvoir. Parce que la littérature est « un monde régi par des exigences de singularité, d’originalité, et un goût pour le hors-norme » : pour un écrivain ou une écrivaine, « c’est valorisé de se différencier de la masse. Et être dans la pédophilie c’est être dans le top du top de la singularité ». « Quand [Philippe] Sollers publie Matzneff, c’est parce que c’est une zone de turbulence, parce que cela va aux frontières du droit, parce qu’on joue avec le feu judiciaire », poursuit Pierre Verdrager.
« Le génie c’est celui qui se roule dans la débauche »
Un concept illustre particulièrement bien ce mécanisme, selon le sociologue, celui de « coupure épistémologique », inventé par Gaston Bachelard. Pour beaucoup d’intellectuels et intellectuelles, penser correctement exige de se mettre à distance du sens commun. De rompre avec la masse, ou comme disait déjà Platon, la « doxa », l’ensemble des préjugés et principes communément admis par l’opinion publique. « Mais rompre avec le sens commun peut aussi conduire à faire des fautes de raisonnement importantes, prévient Pierre Verdrager. C’est une posture qui va comme un gant au combat pédophile »
Lucie Nizard est doctorante, elle travaille sur les violences sexuelles dans la littérature du XIXè siècle, et elle estime aussi que la figure de l’écrivain s’est construite autour de cette image d’un être séparé des foules, qui se détache du règne des mortels. « Cette posture se met en place à partir du romantisme. Le génie c’est celui qui se roule dans la débauche, qui doit faire toutes les expériences possibles », explique-t-elle. « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or », disait Baudelaire… C’est depuis cette époque que la littérature explore avec une certaine jubilation les marges, l’extraordinaire, les sexualités jugées déviantes, les interdits… et qu’il est aussi de bon ton dans le milieu de ne point s’offusquer des « expériences » interdites des auteurs et des autrices.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est sans doute aussi une certaine évolution de la société, vers plus de tolérance et d’acceptation, qui un jour a permis qu’on se mette à écouter et même à publier des pédophiles voire des pédocriminels, comme on s’est mis un jour à écouter et même publier d’autres catégories marginalisées. Et par un revers dialectique, cette même évolution permet aujourd’hui qu’on entende une catégorie encore plus opprimée : les victimes des pédophiles.
Faut-il parler de «pédophilie», de «pédocriminalité» ou de «pédosexualité» ?
Tous ces mots posent problème. La «pédophilie», avec la racine « philia », qui signifie « amour », renvoie à l’idée qu’une relation entre un adulte et un enfant est une relation d’amour, et cache les potentielles violences, qui peuvent se réveiller des années plus tard, même quand la violence n’a pas été immédiatement ressentie.
Le terme «pédocriminalité» enferme toute forme de relation entre un adulte et un enfant dans la catégorie de « crime ». Or, dans l’état actuel du droit français, la différence d’âge ne suffit pas à elle seule pour définir un viol, donc un crime. En l’absence de « contrainte, surprise ou menace », il faut parler d’atteinte sexuelle, ce qui constitue un délit, et non un crime. Notons que de nombreuses voix s’élèvent pour que toute relation sexuelle en dessous d’un certain âge soit automatiquement considérée comme un viol.
Enfin, le terme « pédosexuel » semble plus neutre, mais contient pour certains ou certaines l’idée qu’il s’agirait d’une « pratique sexuelle comme une autre »…
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