"Et si on s'occupait de soi autant qu'on s'occupe des autres ?"

« Notre monde est encore endormi. Pour ne réveiller personne, on avance en silence jusqu’à la salle de bains. La lumière n’est pas flatteuse et quelques heures de nuit manquent à notre éclat.

En nous brossant les dents, on ressent une certaine forme de lassitude. On trouve nos cheveux un peu trop plats, sans doute qu’un masque leur ferait du bien, mais le temps presse, il faut déjà s’activer, préparer le petit-déjeuner pour ceux qui vont se réveiller. On file dans la cuisine, la chorégraphie commence : les bols, les tasses, les verres, on s’agite en cadence. On découpe, on répartit, on dresse.

Entre deux gestes mécaniques, on rajoute des pensées, on se concentre sur ce qu’il ne faut pas oublier, sur le carnet de correspondance à sortir, sur le rendez-vous à fixer, sur notre cousine dont c’est l’anniversaire et qu’il faudrait appeler, et puis sur cette réunion où l’on devra briller.

S’oublier, submergé par l’urgence quotidienne

Notre corps et notre esprit plongent dans l’urgence quotidienne. On dissout notre identité sous la somme de tâches à faire. Peu à peu, notre famille se réveille et personne ne mesure l’effort qu’il faut, chaque matin, pour que tout soit en place, personne ne réalise que la fluidité n’est pas acquise mais qu’elle se construit.

On sent pointer dans notre cœur les prémices d’une aigreur. Et si on s’occupait de soi autant qu’on s’occupe des autres ? Et si, sans céder à l’égoïsme ou à la frustration, on parvenait enfin à se donner l’espace qu’on mérite ? Car avouons-le, si on se fait si souvent passer en second, c’est qu’on estime qu’on n’est pas tout à fait digne de cette attention.

On peine à se donner l’amour suffisant pour s’offrir ce qui, pourtant, nous ferait du bien. Alors, on privilégie nos proches, estimant qu’on n’en fait jamais assez pour eux en jugeant sévèrement nos moindres défaillances.

Remettre ses besoins au coeur de ses préoccupations  

Mais au fond, à quoi nous mène cette posture sacrificielle ? Peut-on vraiment estimer qu’elle nous élève ? S’oublier, est-ce la seule façon d’être à la hauteur ? Et si, au contraire, notre salut passait par une véritable bienveillance à notre égard ?

Car au fond, c’est curieux d’observer qu’avec les autres, la plupart de nos tensions viennent du fait qu’on ne se sent pas assez reconnu, entendu, respecté ou considéré. Nous épuisons nos ressources en voulant déployer notre perfection illusoire. Nous nous remplissons d’amertume car les réactions ne sont pas celles que nous aurions aimé avoir.

Mais aussi légitimes que soient nos émotions, il y a une question qu’on ne se posera sans doute jamais assez, bien plus fondamentale qu’elle n’y paraît : avons-nous exprimé nos besoins ? Sommes-nous capables de les identifier ?

Philosophiquement, un besoin n’est pas un caprice. C’est un manque de ce qui est nécessaire à notre nature pour qu’elle puisse “fonctionner”, continuer à exister et accomplir ce qu’elle accomplit. À la différence de l’envie, qui est transitoire, changeante et superflue, le besoin est de l’ordre de la nécessité, il est ancré dans notre nature.

Le mettre en péril revient à entamer peu à peu nos fondations. S’en apercevoir est le premier pas pour apprendre à prendre soin de soi sans culpabiliser et à poser des limites sans blesser. Et si, ce matin, on retournait se faire un masque dans la salle de bains ? ». (*)

*Dernier ouvrage paru : Une année de philosophie, éd. Flammarion.

Chronique publiée dans le magazine Marie Claire n°849, juin 2023

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