- Mediapart met en ligne ce mercredi le documentaire Guet-apens, des crimes invisibles.
- Sarah Brethes, Mathieu Magnaudeix et David Perrotin, qui ont coréalisé le reportage, ont recensé 300 victimes de guet-apens homophobes ces cinq dernières années. Un chiffre sans doute en deçà de la réalité, toutes les victimes ne portant pas plainte.
- « Il est très important que des médias s’emparent du côté systémique de ces meurtres et agressions », déclare à 20 Minutes l’auteur Matthieu Foucher qui avait lancé l’alerte il y a deux ans. « Je donnais un sujet clé en mains et personne ne s’en est saisi », déplore-t-il.
Mars 2017, Zak, militant LGBT+, est violé et séquestré par deux anciens légionnaires à Marseille. Janvier 2018, Michel, homosexuel, est assassiné à Jouy-le-Moutier (Val-d’Oise) par un homme dont il a fait la connaissance via Internet. Eté 2018, une bande agresse Vincent dans un parc de Besançon. En l’espace de six semaines, onze autres personnes subissent un sort similaire dans ce lieu où les hommes viennent se rencontrer une fois la nuit tombée. Mars 2019, à Drancy, Kevin, venant à la rencontre de l’homme avec lequel il flirte sur messagerie depuis plusieurs jours, est en réalité accueilli par plusieurs individus qui le tabassent et le poignardent. Les survivants témoignent dans Guet-apens, des crimes invisibles, le documentaire que Mediapart met en ligne ce mercredi.
La liste pourrait être longuement complétée. Sarah Brethes, Mathieu Magnaudeix et David Perrotin, qui ont coréalisé le reportage, ont recensé 300 victimes de guet-apens homophobes ces cinq dernières années. Pour la seule année 2022, c’est même une agression gayphobe ou biphobe de ce style qui était comptabilisée tous les trois jours. Un chiffre sans doute en deçà de la réalité car il ne prend en compte que les attaques mentionnées dans la presse.
En mai 2021, l’auteur et réalisateur Matthieu Foucher a commencé à compiler dans un fil Twitter, les articles relatant des meurtres d’homosexuels piégés via des applis ou sur des lieux de drague, dans toute la France. « A l’époque, ce travail d’alerte n’avait donné lieu à aucune reprise médiatique, avance-t-il à 20 Minutes. Cela m’avait interpellé parce que je donnais un sujet clé en mains et personne ne s’en est saisi. David Perrotin avait été le seul à le mentionner dans un de ses articles pour Mediapart. »
« On va piéger des gays pour les massacrer, les humilier »
Que le site d’information consacre un documentaire d’un peu plus d’une heure au sujet est donc pour lui « une super nouvelle ». « Il est très important que des médias s’emparent du côté systémique de ces meurtres et agressions », ajoute Matthieu Foucher. « Systémique », c’est-à-dire qu’il s’agit d’un phénomène, récurrent, avec des motivations et des modes opératoires similaires qui se répètent, sur l’ensemble du territoire. Les agresseurs agissent par homophobie, souvent parce qu’ils pensent que leurs victimes, dont certaines n’assument pas leur orientation sexuelle auprès de leurs proches, auront trop honte pour aller porter plainte.
Sarah Brethes était journaliste à l’AFP en Seine-Saint-Denis quand elle a couvert l’agression de Kevin, qu’elle a recontacté pour le documentaire. « Quelques mois plus tôt, j’avais suivi au tribunal correctionnel de Bobigny une affaire de guet-apens homophobe dans une cité. J’avais été frappée par l’hyperviolence de ces deux agressions et parce que cette violence – que je pensais disparue – était préméditée. Des gens se levaient le matin en disant : « On va piéger des gays pour les massacrer, les humilier ». » Par la suite, elle est entrée en contact avec l’avocat de SOS homophobie qui lui a parlé de dizaines de dossiers similaires à Paris, Tarbes, Brive, Marseille et d’autres villes de toutes tailles. Aujourd’hui, avec ses confrères de Mediapart, elle veut « montrer l’ampleur de ce phénomène et expliquer pourquoi on ne le voyait pas. »
« C’est un sujet qui passe sous les radars et que nous avons longtemps été les seuls à traiter sous l’angle systémique », avance Thomas Vampouille rédacteur en chef de Têtu. Dans son dernier numéro, le magazine LGBT+ consacre d’ailleurs un grand dossier aux guets-apens homophobes. « Nous nous sommes replongés dans nos vingt-cinq années d’archives. En novembre 2000, on avait fait un dossier sur les « tueurs de PD ». On a longtemps été les seuls à problématiser ça », insiste-t-il.
« Un prisme journalistique très hétéro »
Et Thomas Vampouille de poursuivre : « Le traitement par la presse quotidienne régionale (PQR) est disparate et toujours anglé sous le prisme du fait divers. » Les titres s’aventurent parfois dans le jeu de mots – « Un homme piégé par trois drôles de « cocos » », en référence au nom du site de rencontre – ou dans les formulations douteuses – « Le rendez-vous coquin tourne au massacre »…
« Il y a une forme de mépris et d’ironie. Beaucoup de ces agressions ou meurtres passent par des applications de rencontre ou des lieux de drague, cela ajoute une charge sexuelle à l’affaire, du scabreux, qui semble autoriser les journalistes à faire des bons mots ou à insister sur les détails qu’ils vont trouver sordides, s’indigne Matthieu Foucher. La fascination/répulsion de la société pour les gays, on la retrouve dans le traitement journalistique. C’est un prisme très hétéro : « Regardez, les gays vont dans des bois pour faire on ne sait pas quoi… » Ce regard voyeuriste coupe l’empathie et les transforme en faits divers croustillants. Alors qu’on parle d’agressions et de meurtres. »
« Avec son regard hétéro, la PQR n’a jamais pensé à relever la systématicité de ces affaires », reprend Thomas Vampouille. « Les médias généralistes ont aussi tardé à intégrer un regard queer [non-hétérosexuel] au sein de leurs rédactions. Il a fallu du temps pour que les journalistes LGBT+ ne soient plus mis de côté, raillés ou que leur point de vue ne soit pas minimisé. Il y a de cela encore dix ans, on avait du mal à faire émerger ces sujets en tant que tels, comme des problèmes objectifs et pas seulement des questions militantes. Les journalistes de l’actuelle génération de trentenaire et jeunes quadras ont fini par imposer leur légitimité. »
« Je suis surpris que ça n’interpelle pas plus de monde à gauche »
Dans Guet-apens, des crimes invisibles, les témoins (avocats, journalistes, député…) n’ayant aucun lien avec les victimes sont tous homos, ainsi que les deux coréalisateurs. « Je me suis fait la remarque, reconnaît Sarah Brethes. Ce sujet, c’est moi, qui suis une femme hétérosexuelle, qui l’ai amené mais on voit que, au niveau universitaire, médiatique et judiciaire du côté des avocats, il n’intéresse que des gays. »
Mais pas tous les gays, déplore Matthieu Foucher : « Quand je relaie sur les réseaux sociaux certains de ces meurtres, je suis surpris que cela n’interpelle pas plus de monde dans mon camp politique, à gauche. C’est aussi pour cela que les médias n’en font pas grand-chose. Le tissu militant ne fait pas son travail, ou alors il n’existe pas – il y a très peu de collectifs spécifiquement gays qui se saisissent vraiment de ces questions-là. Il faut aussi que les PD de gauche se saisissent des questions qui les concernent, les politisent, les réintègrent dans une grille de lecture de la violence patriarcale. »
L’auteur et réalisateur souligne par ailleurs que si « les médias de droite se saisissent des meurtres homophobes pour les politiser d’une manière contreproductive », les médias de gauche, eux, « ont tendance à détourner le regard ». Ces derniers ont, selon lui, « un vrai souci à penser les questions gays de manière spécifique, comme s’il y avait un malaise à parler des gays sans écrire nécessairement LGBT ou les diluer dans d’autres questions. Il y a cette impression que les gays seraient privilégiés, même si on ne sait pas par rapport à qui, sur quels critères… Si on regarde la distribution de la violence, on peut difficilement se dire qu’ils sont épargnés mais cette idée est pourtant répandue, y compris à gauche. »
Une prise de conscience « comme il y en a eu une sur les féminicides »
Sarah Brethes, elle, ajoute qu’il y a « un manque de sensibilisation de la police et de la justice » qui ont du mal à percevoir l’homophobie comme « préméditée et organisée. On a mis longtemps à percevoir les violences faites aux femmes en tant que telles. Les journaux utilisaient l’expression de « crimes passionnels ». On n’en parle plus ainsi et je pense que ce chemin on va le faire sur les agressions homophobes. »
« Si une prise de conscience sur ces faits, comme il y en a eu une sur les féminicides, ne s’opère pas après le documentaire édifiant de Mediapart, je ne sais pas ce qu’il faut de plus », avance Thomas Vampouille. Pour le rédacteur en chef de Têtu, il est primordial de « rappeler que les PD qui sont agressés ou tués, ce sont des enfants, des frères, des oncles, des cousins, des amis… En faisant témoigner des proches des victimes, Guet-apens, des crimes invisibles montre que tout le monde peut être concerné. »
20 secondes de contexte
Nous avons conservé le terme homophobe « PD » dans l’article afin de respecter les verbatims des interlocuteurs qui, en tant que gays, l’emploient dans une optique de réappropriation de l’insulte. C’est-à-dire qu’en tant que cibles de ce mot stigmatisant, ils le reprennent à leur compte pour en anéantir la charge négative et le revendiquer. Ce mot n’est ainsi pas employé pour moquer, insulter ou rabaisser, mais pour célébrer une identité homosexuelle.
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