- Eileen Gray, une Irlandaise en quête de bohème française
- La laque comme spécialité
- Les années 20, le tournant moderniste
- La Villa E-1027 à Roquebrune-Cap-Martin, un joyau de l’architecture moderne
- Eileen Gray, la (re)découverte tardive
Rien ne laissait présager cette jeune fille de bonne famille irlandaise à devenir la reine d’un Paris en quête de bon goût, et encore moins à bâtir un édifice mythique dans le paysage idyllique de la French Riviera. Eileen Gray est née Kathleen Eileen Moray Smith en 1878 à Enniscorthy, dans le sud-est de l’Irlande. Son père est un peintre qui l’incite à développer ses talents artistiques. Sa mère obtient un titre de noblesse en 1893, et devient baronne de Gray de par son ancêtre. Fait rare pour l’époque, ses mœurs et sa bonne société catholique : le couple se sépare très vite et fait d’Eileen une fille déjà avant-gardiste en la matière…
Eileen Gray, une Irlandaise en quête de bohème française
A l’aube du XX ème siècle, la jeune femme commence des études de peinture à la Slade School of Fine Art, la section Art de l’Université Collège de Londres. Suite à un séjour parisien avec des amies étudiantes en art, elle s’éprend de la capitale française et de sa culture. C’est à cette période qu’elle commence à rêver d’une vie de bohème. Une vie que seul Paris pouvait lui offrir. En 1902, la jeune femme s’y installe pour suivre des cours à l’Académie Colarossi. Dans une ville en pleine effervescence créative, elle rencontre Seizo Sugawara, un maître laqueur japonais. Ce dernier l’initie à l’art de laquer le mobilier. Elle en fera sa spécialité… ce qui lui vaudra ses premiers succès dans des Années Folles en quête d’intérieur léchés.
La laque comme spécialité
En 1913, Eileen Gray expose au Salon des Artistes Décorateurs, des panneaux laqués aux formes géométriques abstraites et s’émancipe de son maître Seizo Sugawara. Elle obtient une certaine reconnaissance chez les amateurs et collectionneurs d’art comme le couturier Jean Doucet et signe le décor d’appartements de quelques célébrités d’alors. Cette exploration inédite de la laque lui vaut une petite renommée dans le milieu…
Photo : Fauteuil « Bibendum » et « Adjustable Table E 1027 »
Cet intérêt soudain la conduit à rencontrer son futur compagnon de route dans un Paris, théâtre de débats passionnés autour de l’art dans ses grandes largeurs. Il se prénomme Jean Badovici, et dirige la revue L’Architecture Vivante. La fréquentation de ce critique fasciné par l’architecture moderne d’art, proche de Le Corbusier et d’Auguste Perret, va profondément marquer le travail de Gray qui va découvrir à son contact ce monde nouveau. En 1922, elle inaugure sa première boutique parisienne, la galerie Jean Désert rue du Faubourg-Saint-Honoré à Paris. Un nom énigmatique – et surtout masculin – pour brouiller les pistes et convenir un peu plus aux codes d’un métier où les femmes se font encore très rares. D’un grand futurisme, la façade de l’adresse est constituée d’acier et de verre. Imaginée par Jean Badovici, elle contraste avec la sage pierre blanche de l’immeuble haussmannien. Un écrin moderne pour des créations profondément avant-gardistes qui vont conquérir une clientèle chic et férue de nouveautés révolutionnaires, avec en figure de tête Marie-Laure Noailles ou Elsa Schiaparelli. Ses paravents, ses chaises longues laquées, et son fauteuil « Dragon » immortalisés par les magazines d’illustrations de l’époque ne feront que confirmer le talent de Gray.
Les années 20, le tournant moderniste
L’Exposition Internationale des Arts Décoratifs et Industriels Modernes en 1925 est une révélation pour l’artiste et préfigure un changement de cap dans son art et sa carrière. Gray se passionne pour les artistes du mouvement De Stijl comme Gerrit Rietveld (auteur entre autres de la fameuse chaise rouge et bleu). Elle se sent très proche d’eux tant pour leur appétence pour l’art abstrait que pour leur désir de formes épurées et fonctionnelles. Soutenue par Jean Badovici, elle abandonne les « monstruosités de l’Art déco », dont elle a pourtant été l’un des chantres avec ses lampes laquées, pour s’essayer à des matériaux inédits et modernes comme l’acier.
Dès la fin des années 20, elle amorce un tournant moderniste avec des pièces que les décennies vont rendre cultes, comme la table d’appoint Adjustable Table E 1027, réalisée à l’aide de tubes de métal laqués, nickelés puis chromés et le fauteuil tout rond au design tubulaire au prénom évocateur « Bibendum ». Avec ces créations au profil singulier, elle se range aux côtés d’une série de jeunes créateurs modernistes qui ont à cœur d’en finir avec la culture d’apparat des intérieurs bourgeois.
Rationalité, fonctionnalité et sensualité seront au cœur désormais de son processus créatif. Alors que Le Corbusier révolutionne l’architecture avec ses fameux 5 points de l’architecture moderne en 1927, la jeune femme pointe ce qui fait défaut à l’architecture du maître : elle manque de sensualité. Persuadé de la virtuosité de Gray pour contribuer activement à l’élaboration de l’architecture de demain, Badovici convainc la jeune femme de se lancer dans un projet d’architecture d’envergure. Elle trouve le terrain parfait pour ce défi sur la commune de Roquebrune-Cap-Martin avec une vue imprenable sur la Méditerranée…
La Villa E-1027 à Roquebrune-Cap-Martin, un joyau de l’architecture moderne
A partir de 1929, Eileen Gray se consacre à la conception de l’œuvre majeure de sa vie : une maison de bord de mer sous le soleil azuréen. Guidée par la nature environnante, en quête d’harmonie voluptueuse, elle explore ce terrain précieux en pente pour créer une maison moderne pensée comme un organisme vivant. Elle étudie la topographie, la trajectoire du soleil et le sens des vents pour concevoir un habitat en union totale avec le paysage exceptionnel. Elle transforme en gestes créatifs ses principes énoncés dans la revue L’Architecture d’aujourd’hui où elle avait rédigé un plaidoyer en faveur d’un habitat moderne rationnel : « Quand on voit ces intérieurs où tout semble répondre à un strict et froid calcul (…), on se demande si l’homme pourrait se satisfaire d’y demeurer. (…) Il fallait chercher à créer une atmosphère intérieure en harmonie avec les raffinements de la vie intime moderne. »
Photo : Vue extérieure de la Villa E-1027 à Roquebrune-Cap-Martin /© Manuel Bougot pour le Cap Moderne
Sa quête de la perfection architecturale ne s’exprime pas seulement dans le bâti des lieux. Elle la prolonge dans la décoration intérieure, elle explore les espaces pour les mettre en relation avec le corps et répondre aux exigences de la vie quotidienne en imaginant des pièces de mobilier amovibles et tout confort. Sensualité et praticité sont au cœur de ses différentes créations. Banquette en cuir et acier, table « volantes », astucieuse table de chevet chromée circulaire, baptisée Table E-1027, l’espace est pensé au millimètre près pour garantir liberté et indépendance aux heureux habitants des lieux.
Photo : Vue intérieur de la Villa E-1027 à Roquebrune-Cap-Martin avec le mobilier réalisé par Eileen Gray /© Manuel Bougot pour le Cap Moderne
Aux lignes inattendues de la maison, elle ajoute l’excentricité d’un nom complexe aux airs de délicieux rébus. Rébus créatif et sentimental qui réunit à jamais le duo créatif formé par Gray et Badovici. E pour Eileen, 10 du J de Jean, 2 du B de Badovici, 7 du G de Gray.
Eileen Gray, la (re)découverte tardive
A l’aube des années 30, Eileen Gray s’engage dans un projet en solitaire, la construction d’une seconde maison. Située au bord de la route qui mène à Castellar dans les Alpes-Maritime, cette nouvelle maison est pensée comme un havre de repos. Son nom est un clin d’oeil à l’esprit des lieux et sa situation, la Villa tempe a Païa, qui signifie « Le temps de bailler » en provençal . Elle y déploie de nouveau sa maîtrise pour les espaces de vie ingénieux et optimisés, accompagnés de pièces de mobilier escamotable et extensible, parfaits pour cette enveloppe architecturale aux lignes épurées., Parallèlement, Jean Badovici continue de vivre ponctuellement à Roquebrune où il recevra régulièrement la crème de la crème de l’architecture moderne. Le Corbusier deviendra familier du lieu et réalisera quelques grandes peintures murales. Des oeuvres aux couleurs primaires et motifs corbuséens qui ne seront guère du goût d’Eileen Gray.
Architecte toujours en phase avec son époque, elle participe, avec une poignée d’architectes dotés d’une vraie sensibilité politique, à l’élaboration d’équipements sociaux et culturels. Tente de camping aux courbes futuristes, maison « Elipse » démontable, vision avant-gardiste de la maison individuelle… Gray expérimente son savoir-faire, son sens singulier de l’architecture et son attachement aux valeurs humanistes, comme une autre grande pionnière de son temps, Charlotte Perriand. Elles sont toutes les deux les grandes femmes architectes et designers de cette période majeure de l’histoire de l’architecture, riche en avancées techniques et structures inventives, sensuelles, au service de l’Homme mais toujours profondément tournées sur l’extérieur.
Quand les Italiens envahissent le Sud-Est de la France durant la Seconde Guerre, les maisons et les mobiliers d’Eileen Gray sont détruits ou pillés. Elle tombe relativement dans l’oubli mais continue cependant de travailler. Elle imagine notamment sa nouvelle villa Lou Pérou vers Saint-Tropez, qui fait une nette distinction entre pièces communes et pièces privées. Son travail est redécouvert par les spécialistes à la fin des années 1960 et au début des années 1970. La compagnie londonienne Aram Design a approché Eileen Gray pour produire en série ses créations. Plus tard, c’est la société Classicon qui reprendra les droits de vente des produits de la designer irlandaise, dont la célèbre Adjustable Table E 1027. Eileen Gray meurt à 98 ans à Paris. En 2009, son fauteuil au dragon datant de la fin des années 20 est vendu à 21,9 millions d’euros aux enchères. C’est le deuxième meuble le plus cher de l’histoire.
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