Le Dr Bruno Fron est médecin généraliste dans le Ve arrondissement de Paris. Empathique et dévoué, il nous livre des chroniques de sa vie quotidienne.
©SFEZ Jaïr
Dans le film Médecin de campagne de Thomas Lilti, François Cluzet incarne à merveille la vie d’un homme dévoué à ses patients.
• Vous exercez depuis une quarantaine d’années. Recevez-vous souvent des patients d’une même famille sur plusieurs générations ? Comment cela se passe-t-il ?
Plonger dans la vie des familles sans s’y noyer est parfois délicat. En tant que médecin, je suis sur un fil, notamment concernant la question du secret médical.
Que faire quand un père, décrit par sa femme comme étant manipulateur, me demande si son fils de 10 ans m’a consulté récemment ? Et pourquoi ?
Lorsqu’une mère veut savoir si sa fille de 16 ans (majeure sur le plan médical) est venue me voir et ce que j’ai fait pour elle ? Faut-il répondre ou pas ?
Comment respecter le secret médical tout en préservant le lien avec tous les membres de la famille quand le serment d’Hippocrate me dit que lorsque je suis admis dans l’intimité des personnes, je tairai les secrets qui me sont confiés ?
• Vous effectuez toujours des visites au domicile de vos patients, ce qui est rare de nos jours, surtout pour un médecin qui exerce dans une grande ville…
Ces visites sont essentielles, même si elles sont chronophages et pas rentables du tout. Je peux ainsi rendre service à des personnes âgées et à des personnes handicapées qui ne sortent quasiment plus de chez elles. Lorsqu’un patient m’ouvre la porte de sa chambre, je pénètre dans son intimité. J’ai accès à certains éléments de son histoire, je détecte d’éventuelles fragilités et précarités dont je n’aurais pas eu connaissance s’il était venu à mon cabinet.
La manière dont une personne investit le lieu où elle vit est importante. Je me remémore ce jeune homme qui avait une allure gothique, prêt pour un casting. En me rendant à son domicile, j’ai découvert alors qu’il habitait dans un cloaque en compagnie de ses deux rats. Je lui ai signifié ma surprise d’un tel décalage entre le fait qu’il soit tiré à quatre épingles et l’endroit où il habitait. Je l’ai examiné sur le palier et j’ai déposé son ordonnance sur l’escalier !
• Vous écrivez : « Nous sommes des êtres de relation. » Que pensez-vous du recours très fréquent aux téléconsultations ?
Au départ, ces téléconsultations n’étaient possibles qu’avec le médecin traitant, à condition que ce dernier ait vu le patient dans l’année. La crise du Covid a changé la donne.
Ces téléconsultations se sont généralisées. Elles sont aujourd’hui incontournables. Elles sont très utiles pour les patients que je connais bien et qui sont sujets à des pathologies simples à traiter ou pour ceux dont je dois ajuster ou renouveler le traitement. En revanche, les téléconsultations peuvent aussi déresponsabiliser les patients, qui deviennent alors des « consommateurs ». Nous sommes dans l’ère du zapping et du tout, tout de suite. Or, l’acte médical se joue à deux : il y a d’un côté l’engagement du patient et, de l’autre, celui du médecin. Par ailleurs, dans le virtuel, le corps du patient est absent. Le médecin ne peut sentir « l’odeur de l’angoisse ». Il n’appréhende pas les symptômes cliniques de la même façon.
• Restons dans le domaine de la technologie. Actuellement, certains chatbots (robots conversationnels basés sur l’intelligence artificielle) sont si fiables qu’ils pourraient même dans un futur proche remplacer les médecins.
Qu’en pensez-vous ? Il s’agit d’une pure folie ! J’ai récemment été contacté par une start-up qui propose de mettre à disposition des patients un petit ordinateur dans ma salle d’attente.
Le principe : les patients doivent répondre à environ 300 questions et cela est censé faire gagner du temps au médecin. C’est une utopie de croire qu’un maximum de données lui permettra d’accéder à quelque chose d’utile. La médecine ne se résume pas à des algorithmes, le patient n’est pas une somme de données numériques et le médecin n’est pas un ingénieur du corps. Il est un être intuitif, empathique… Les deux mots-clés de la relation entre le médecin et son patient sont rencontre et présence.
• Au fil des années, les patients ont acquis de plus en plus de connaissances médicales. Pour le meilleur ou pour le pire ?
Autrefois, les patients pouvaient être confrontés à des médecins paternalistes, notamment dans le domaine hospitalier.
Aujourd’hui, la relation entre le médecin et le malade s’inscrit davantage dans la parité. Les associations de patients ont d’ailleurs contribué à changer la donne. À l’opposé, il y a les patients qui peuvent être très directifs. Un peu comme s’ils souhaitaient juste que l’on signe l’ordonnance qu’ils ont déjà rédigée dans leur tête.
• Que vous ont appris vos patients ?
Ils m’ont enseigné le courage et la complexité de l’humain. Que la finitude fait partie de l’existence. Et que, en tant que médecin, quelque chose de l’ordre du vivant peut exister même lorsque je suis confronté à l’impuissance face à certaines situations. Ils m’ont révélé que je pouvais être utile, quand bien même je n’étais pas au maximum de mes capacités.
Pour résumer, je dirais qu’ils m’ont nourri de leur existence et m’ont apporté beaucoup d’énergie !
À lire…
Toute une vie pour eux, éd. L’Iconoclaste.
ÉGLANTINE GRIGIS
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