INTERVIEW. Alice Julien-Laferrière, violoniste baroque : "Faire entendre des sons disparus pour questionner notre monde contemporain"

Nous avons découvert Alice Julien-Laferrière il y a deux ans lors du Festival de musique baroque d’Ambronay. Un concert dans un jardin de campagne où le jeu consistait pour le public à reconnaître le chardonneret au son de Vivaldi, la tourterelle chez Hotteterre ou le rossignol dans les notes de Couperin. L’imitation du chant des volatiles (entre autres) est un art que son ensemble Artifices a su faire revivre avec poésie.

La violoniste baroque, connue également pour son duo Coloquintes avec la violiste Mathilde Vialle, a longtemps tourné comme soliste avec de grands ensembles avant de choisir un ancrage local, en Bourgogne, pour pouvoir conjuguer art, territoire et écologie. Son havre : le domaine de la Turbine situé dans la vallée des Maranges, entre Beaune et Chalon-sur-Saône, où son centre culturel organise depuis 2018 des spectacles, des résidences de création et des ateliers musicaux en lien avec la nature environnante. Et la programmation de son « baroque naturaliste », comme elle dit, tourne partout en France : après ses concerts de Noël en Bourgogne, Alice Julien-Laferrière et l’ensemble Artifices présenteront à Montreuil leur dernier spectacle, Barriques baroques. Entretien.

Franceinfo Culture : Vous êtes une musicienne résolument proche de la nature, de sa faune et de sa flore. On lit dans votre parcours que tout aurait commencé par l’école… de l’imitation. 
C’est vrai… En réalité c’est le magnifique enseignement que j’ai eu au conservatoire de Lyon, notamment par ma professeure de violon baroque Odile Edouard. Je me suis plongée dans ce répertoire du XVIIᵉ siècle en admirant la fantaisie des violonistes de cette époque et leur capacité à utiliser le violon comme un outil. Dans ce qu’on appelait alors l’école des bruits, les violonistes s’inspiraient de tout ce qui les entourait pour montrer leur virtuosité et leur capacité d’improvisation. Ils inventaient toutes sortes de techniques de jeu qui permettaient d’imiter des bruits : ils tâtaient l’archet contre les cordes, faisaient grincer toutes sortes d’artifices autour du violon. C’est ce qui m’a fasciné.

L’imitation d’oiseaux ou d’autres animaux est l’un de vos « musts » en spectacle, c’est aussi une ancienne tradition en musique. Quel est votre répertoire de référence : Couperin et Rameau ou Saint-Saëns et Messiaen ?
En tant que violoniste, pour moi, le summum ce sont les musiciens du « style fantastique », c’est-à-dire les violonistes improvisateurs du XVIIᵉ siècle qui ont débuté par l’imitation. Je pense par exemple à Heinrich Biber ou à Johann Heinrich Schmelzer : ce sont les premiers violonistes à noter leurs improvisations et à inventer le genre de la sonate pour violon. 

Les animaux sont donc au cœur de vos spectacles mais aussi de vos disques, comme par exemple « Le violon et l’oiseau » et « Le bestiaire abécédaire » qui associent littérature et musique…
Dans Le bestiaire abécédaire c’était la réunion des textes et de la musique avec ces Fables de La Fontaine mises en musique au XVIIIᵉ siècle, que l’on a donc fait travailler à des enfants sous l’angle musical, mais aussi littéraire. Ce qui a donné ce curieux ouvrage, où les textes sont écrits par les enfants dans des ateliers d’écriture. 

Vous avez créé une maison d’édition de disques, Seulétoile, et l’un de ses albums récents est consacré au cor de postillon ou plutôt à son imitation. Pourquoi donc ? 
Ah oui [rires] ça paraît un peu curieux… Je n’ai pas vraiment de postiers dans ma famille, mais j’ai adoré faire une collection de timbres toute ma jeunesse, ça joue. C’est le côté historique qui m’a passionné. Quand j’ai découvert ce répertoire autour de l’imitation du cor de postillon (ou cor postal ou encore cor de poste), je l’ai beaucoup aimé notamment parce que c’est un peu comme les chants d’oiseaux. Cette musique ne s’arrête pas au début du XVIIIᵉ siècle, elle va continuer, durant tout le siècle suivant on va s’inspirer de ce motif-là. Aujourd’hui le cor de postillon est quand-même encore le symbole de la poste en Allemagne par exemple, et en fait on ne sait pas du tout comment il sonne ! Ce que j’ai aimé c’est avoir dans la musique un vestige sonore d’un symbole important du passé…

Et c’est un de ces sons ou bruits de la campagne, donc de la nature…
Oui, le postillon, on l’entendait arriver. Son rôle était primordial à la campagne puisque c’était à la fois un messager des lettres, et celui qui véhiculait les informations dans les villages. Sans parler du caractère du postillon qui était un très grand buveur. On allait jusqu’à le surnommer le beau-frère… 

Comment s’inscrit ce projet dans votre démarche ?
Pour revenir au sens plus global de ma démarche, l’une de mes ambitions aujourd’hui, serait de pouvoir jouer dans des bureaux de poste, par exemple. Et de faire le lien donc entre ce qui fait le quotidien à notre époque et ce qui faisait le quotidien des gens au XVIIIᵉ siècle, à travers cette musique qui nous parle de ça. Plus largement, dans mes projets avec l’ensemble Artifices, et notamment les plus naturalistes, mon ambition en tant qu’artiste est de questionner notre monde contemporain en jouant la musique de ce qui a disparu ou est en train de disparaître. Et donc je veux me servir aussi de mes concerts pour essayer d’éveiller un peu les consciences autour, par exemple, de la disparition de certains oiseaux.  

Derrière vos concerts, spectacles et autres initiatives artistiques, il y a un projet politique…
Oui c’est vraiment ça, vous le retrouverez dans tout ce que je fais, comme par exemple les balades en nature, que je fais vraiment pour pouvoir sortir des salles de concerts. 

Vous vous êtes installée en Bourgogne, à la campagne. Est-ce à dire que c’est possible de vivre de la musique tout en étant hors des grandes villes ? 
C’est un travail de jonglage permanent parce que j’essaie aussi, en partie, de jouer le jeu d’une carrière de soliste. Certes, j’ai arrêté de le faire lorsque j’étais premier violon d’ensembles qui avaient une grande notoriété et qui font beaucoup de concerts. De fait, malgré mon intérêt pour le répertoire que je jouais avec eux, je ne voyais plus trop l’intérêt de faire autant de voyages pour passer de salle en salle et ne pas avoir de contact avec le public. Et donc, finalement, ce projet de faire du local, de tisser des liens de terrain s’est imposé, parce que le Covid a aussi joué en sa faveur. Après, comment dire ? Il faut avoir une vision, il faut la suivre. Mais il faut mettre beaucoup d’énergie, sans cesse remuer ciel et terre pour que ça fonctionne, pour développer ce projet un peu différent. Mais voilà, j’y crois.

En quoi ce projet est-il différent ?  
Il y a, je le disais, une volonté de sortir des salles de concert : tout un pan de l’activité de l’ensemble concerne donc les balades en extérieur. La dimension locale est importante : on construit beaucoup de nos projets sur mesure avec les lieux, les territoires, plutôt que proposer des programmes tout faits. On s’associe par exemple aux muséums d’histoire naturelle, à des musées, à la Ligue pour la protection des oiseaux, à des botanistes quand on fait la balade des fleurs, à un entomologiste pour les festivités sur les insectes… 

Sur les insectes ?
Oui. Vous évoquiez Couperin : les insectes, on y pensait déjà au XVIIIᵉ siècle ! Et puis c’est toujours une manière d’ouvrir les yeux sur ce qui nous entoure. Enfin, un dernier thème est très éloquent sur notre développement territorial, et il nous occupe beaucoup cette année : c’est celui du vin, très abordé dans la musique baroque. Comme on est dans les Cotes de Beaune, on a noué des partenariats avec des vignerons pour recréer ce lien entre la fabrication du vin et la fabrication d’un concert. Comme une bouteille de vin, la musique se déguste en un moment toujours fugace, alors qu’on met un an à créer un spectacle ! Ce projet a donné naissance au spectacle Barriques baroques, entre concert et dégustation… C’est l’ambition de ce projet, à l’image des autres : plus que de seulement faire un concert, c’est surtout de nouer des liens avec les personnes du territoire. 

« Barriques Baroques » par Alice Julien-Laferrière et l’ensemble Artifices, à La Marbrerie de Montreuil (93) le 29 janvier à 11h. Toutes les dates et les spectacles sur le site d’Artifices.

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