Lyonnaise de naissance, de parents originaires d’Arménie, la violoncelliste Astrig Siranossian s’est lancée dans une aventure originale et ambitieuse dans son dernier disque Duo Solo (Outhere) : associer des pièces classiques avec des chants populaires arméniens. Ces derniers sont parfois joués sous forme instrumentale, parfois chantés par l’artiste au beau timbre de soprano. Faire cohabiter harmonieusement différents styles, c’est un défi que la musicienne trentenaire aime à relever. Dans son album Dear Mademoiselle sorti en 2020, elle associait des œuvres de Stravinsky, Piazzolla et Quincy Jones, tous liés par une pédagogue de légende, Nadia Boulanger. Dans Duo Solo, la Suite pour violoncelle n°1 de Bach, la Sonate de Ligeti et la Sonate de Kodály s’entremêlent avec des musiques arméniennes.
Le titre oxymore de l’album Duo Solo laisse lui-même entrevoir les subtilités du projet artistique : Astrig Siranossian est seule à l’ouvrage, mais elle forme un tandem avec son instrument, et celui-ci se dédouble également car elle utilise deux violoncelles selon les répertoires (un Ruggieri de 1676 et un Gagliano renommé de 1756). Deux instruments en alternance, deux répertoires, deux cultures, et deux voix, celle chantée de la jeune artiste, et celle du violoncelle, l’instrument réputé le plus proche de la voix humaine… Avant de présenter cet album lumineux et émouvant samedi 10 décembre à Paris, à la Cité de la Musique, Astrig Siranossian a répondu aux questions de Franceinfo Culture.
Franceinfo Culture : D’où est venue l’idée d’associer musiques arméniennes et pièces classiques européennes dans des mini-suites en binômes ?
Astrig Siranossian : L’idée m’est venue tout à fait naturellement parce que j’ai grandi dans un foyer où il y avait à la fois de la musique classique et de la musique populaire arménienne. Donc finalement, je n’ai pas tellement cherché plus loin que dans ma propre enfance, ma propre vie, pour lier musique arménienne et musique occidentale. Après, je n’ai pas tout de suite vu l’évidence du rapport entre les deux pans de musique, mais à force de jouer l’une et l’autre, je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup plus de similitudes, de choses qui les rassemblaient que de choses qui les séparaient.
Comment avez-vous constitué le répertoire du disque ? Avez-vous trouvé des pièces qui se ressemblaient au niveau mélodique, rythmique ?
Je me suis rendu compte qu’une belle mélodie, ça reste une belle mélodie, chantée, jouée… Jouer une mélodie, c’est ce qu’il y a de plus naturel. Le violoncelle est un instrument qui permet de pouvoir jouer des choses très mélodieuses, très chantées, très naturelles. Je connais beaucoup de pièces arméniennes. J’ai choisi des musiques qui, à mon goût, se mariaient bien avec la suite de Jean Sébastien Bach, par exemple. Et j’ai voulu faire en sorte que l’auditeur soit intrigué, et qu’il trouve peut-être lui-même des ressemblances entre les deux musiques.
Un exemple d’association qui vous ait paru évident ?
Par exemple, dans la succession de danses qui constituent la Suite de Jean Sébastien Bach, il y a la danse à trois temps, à quatre temps, à deux temps. Dans la mélodie et les danses arméniennes c’est la même chose, avec même beaucoup plus de structures rythmiques. Je trouvais qu’une mélodie populaire arménienne comme Alakyaz, que j’adore, se mariait très bien avec l’Allemande [une des danses de la Suite de Bach] parce qu’on est sur un mouvement un peu similaire, avec un temps fort, un temps faible… Je me suis permis de rajouter des petits éléments dans les musiques populaires, qui vont tout à fait naturellement avec ce qu’on appelle l’improvisation. Entre la musique de Jean Sébastien Bach et la mélodie populaire, il y a quelque chose en commun : l’improvisation, la liberté de s’exprimer, de danser, avec un cadre, mais quand même une grande liberté pour pouvoir véhiculer des émotions.
Autre exemple : avant le menuet [de la Suite de Bach], je joue la mélodie Chinar es. Il y a un mouvement à trois temps, sachant qu’un menuet, c’est également à trois temps. Je trouvais assez amusant d’associer des danses de cour du Roi de France avec des mélodies populaires. Ce sont des mélodies qui ne se seraient peut-être jamais rencontrées mais qui ont finalement beaucoup plus de similitudes qu’on pourrait l’imaginer sur le papier.
Une des particularités de ce disque, c’est que vous y chantez. Dans le milieu classique, c’est rare d’être à la fois soliste instrumentiste et chanteur. Est-ce que cela pourrait vous donner des envies pour de futurs projets ?
J’ai la chance d’être Française avec des origines qui baignent dans la culture et où le chant est une extension naturelle du langage, tout comme la danse. Ce sont des expressions qui se sont perdues en Occident mais qui font partie du quotidien des foyers d’origine arménienne, et d’Arménie. Cela a constitué une grande force dans toute ma vie culturelle, c’est un atout formidable dans un quotidien de musicienne. Mais je ne me définis pas du tout comme une chanteuse, je suis vraiment violoncelliste. Le violoncelle est mon moyen d’expression premier. Le chant vient simplement le souligner ou l’accompagner. En aucun cas je me sentirais légitime à chanter plus que je l’ai fait sur cet album.
Chaque instrumentiste a un rapport particulier à son instrument. Quel est le vôtre avec le violoncelle ?
Pour moi le violoncelle, c’est un membre entier de mon corps. Depuis mes 4 ans, j’ai grandi avec un violoncelle. Quand j’en joue, je n’ai pas l’impression qu’il y ait un élément extérieur, c’est comme si je m’habillais pour sortir ! Je ne le nomme pas, ce n’est pas mon compagnon, mon bébé où je ne sais quoi, c’est moi. Je suis vraiment entière sur l’instrument. À force de travail, j’ai l’impression d’avoir une certaine forme de naturel et c’est ce que j’essaye aussi de véhiculer : malgré le travail sous-jacent, montrer quelque chose de très naturel, m’éloigner des difficultés et obstacles afin de servir la musique et surtout la partager avec le public. C’est le plus important dans ma vie. Et quelque part, le fait que je chante, c’est aussi un moyen de rendre très naturelle l’approche de la musique.
Pouvez-vous nous parler de la belle pochette de votre CD, où l’on voit des personnes en costume folklorique à vos côtés ?
Si je suis seule à jouer sur cet album, je ne voulais pas être seule sur la couverture. On est très souvent seul sur les couvertures d’albums, c’est un peu dommage, et je pense qu’on peut être le sujet principal d’une photo sans y être pour autant seul. J’aime beaucoup le jeu de la lumière effectué par le photographe Antoine Agoudjian, il est vraiment très fort ! À travers l’album, je voulais aussi questionner le fait qu’on a passé beaucoup de temps seul avec le confinement ; mais on n’est jamais vraiment seul. On est la somme de beaucoup de choses qui nous entourent et de tout un patrimoine qui est derrière nous. J’assume complètement le fait d’avoir des ancêtres qui ont une histoire forte, et d’être moi-même complètement baignée de cette histoire, indirectement. J’avais aussi envie de questionner l’auditeur : pourquoi « Solo », pourquoi « Duo », pourquoi plusieurs personnes ? Peut-être que cet album reflète à chacun une petite part de lui-même, à travers soi-même, ses origines, et toutes les personnes qui sont de ce monde ou qui ne le sont plus, et qui l’entourent malgré tout.
Comment vivez-vous la situation que connaît l’Arménie depuis l’attaque de l’Azerbaïdjan à la mi-septembre ?
Être inquiète face à l’actualité et être d’origine arménienne, c’est indissociable depuis des centaines d’années. Être Arménien ou d’origine arménienne, c’est être survivant, avec des histoires rocambolesques qui ont permis d’être en vie aujourd’hui. Il est d’autant plus important de rappeler que l’Arménie est un pays, un peuple surtout, qui a une culture très ancienne, très noble, et que les rapports entre l’Arménie et l’Occident sont beaucoup plus proches culturellement qu’on pourrait le penser, et au niveau de la temporalité, assez anciens. Les liens entre la France et l’Arménie ne remontent pas à l’arrivée des réfugiés du génocide il y a un siècle. Les Royaumes d’Arménie et de France communiquaient, nous avons eu des rois communs. Je suis inquiète, mais à la fois je garde espoir, parce que l’espoir et la résilience font partie de l’ADN des Arméniens, c’est ce qui nous a permis d’arriver jusque-là.
Astrig Siranossian, Duo Solo, en concert à Paris
Samedi 10 décembre 2022, Amphithéâtre de la Cité de la Musique, 20H
> L’agenda-concert de la violoncelliste
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