« Monopoly », « Cluedo »… Un autre monde ludique est-il possible ?

  • Entre ressorties d’anciens jeux des années 1990 et stabilité des ventes de quelques grands classiques, le monde du jeu de société semble conservateur.
  • Pourtant, le succès de jeux rapides et faciles comme Skyjo ou Blanc Manger Coco montrent qu’un autre monde ludique est possible.
  • L’offre et la demande en matière de jeux de société sont en constante augmentation et permettent à quelques titres de devenir de nouveaux incontournables.

Hotel, Les mystères de Pékin, Panique au manoir… Si ces noms ne vous disent rien, vous n’avez probablement pas grandi dans les années 1990 (ou alors vous avez eu une enfance bien triste). Lansay a choisi de ressortir ces jeux de société cultes. Même Hotel dont le but du jeu est de recouvrir la planète de ciment pour construire des buildings ? Oui. Même La course à l’héritage et sa morale âgiste douteuse ? Oui. Même Les mystères de Pékin et ses jeux de mots racistes. Oui, oui…

« Ce sont les années 1990, ça ne passe pas à tous les coups, reconnaît Corinne Grenet, directrice Produits et Marketing chez Lansay. Il y a quelques années, on a ressorti Le flambeur, qui avait fait un carton en 1995. Et ça a été un flop complet. Le nom n’est pas passé, le concept avait vieilli : dépenser de l’argent dans des choses futiles. Il faut être à l’écoute des nouvelles attentes et aspirations des parents d’aujourd’hui. »

Alors, pourquoi ressortir ces vieux jeux ? Tout simplement parce qu’ils vont sans doute se vendre comme des petits pains et que les installer à une table de jeu multigénérationnelle est presque toujours synonyme de succès. « Quand les enfants deviennent parents, ils aiment retrouver leurs souvenirs. A chaque génération, on aime partager ses jeux avec ses propres enfants, explique Corinne Grenet. Et puis ce sont des produits rassurants, des valeurs sûres. Avec un jeu qu’on connaît déjà, on sait pourquoi on dépense son argent et qu’on va prendre du plaisir à y jouer. »

Deux dés et des millions d’euros

Avec plus de 30 millions de boîtes vendues en 2021 et une progression de plus de 15 % annuelle ces dernières années (et – ce qui ne gâche rien – des marges de plus de 40 %, uniques en leur genre dans le monde de l’édition), le jeu de société est un pilier des industries culturelles françaises. Le pays compte deux géants, Hachette et Asmodée. A ceux-là il faut ajouter une pléiade de plus petits éditeurs, voir des tout-petits, qui nourrissent l’écosystème avec leurs créations.

Malgré cette french touch ludique, le top des jeux les plus vendus reste marqué par les mêmes titres depuis des décennies : Monopoly, Scrabble, Cluedo, Uno… « Ces grands classiques continuent de très bien se vendre quoi qu’il arrive, explique Pierre-François Periquet, responsable Communication France chez Hasbro. Il y a une dizaine de jeux qui sont des classiques absolus. On les reconnaît par la régularité des ventes. La bonne paye ou Puissance 4, c’est autour de 200.000 exemplaires chaque année. Pour certains jeux, on sort des versions avec « portage ». Par exemple, il y a eu des Monopoly Fortnite ou Stranger Things récemment. On s’adapte à la mode pour faire durer la marque. Même si je pense que le Monopoly sera toujours là… »

S’adapter et passer par la case Réédition

« On ne fait pas du copié-collé, se défend pourtant Corinne Grenet, de Lansay. Il faut quand même s’adapter aux enfants d’aujourd’hui. Pour Les mystères de Pékin, on a créé une version avec plus de fantastiques, des fantômes… Souvent, on change le design du plateau, des personnages, pour les moderniser. Et quand on peut, on allège les règles pour que les parties soient plus courtes. Parce qu’aujourd’hui, les gens ont moins de temps pour les jeux en famille. Une partie de plus de 40 minutes, c’est trop. »

Ces changements d’habitude des joueurs ont été une chance pour plusieurs nouveaux jeux et éditeurs qui ont su lancer de nouveaux titres avec succès. Yoann Laurent, créateur et directeur de la société Black Rock Games, édite par exemple Crack List, Skyjo ou encore Blanc Manger Coco. Des jeux au succès phénoménal… « Ces jeux ont un potentiel très large, reconnaît Yoann Laurent. Ils font penser à des classiques comme le Uno et rassurent le grand public. Et pour les joueurs, plutôt que de proposer un Monopoly à des amis qui ne jouent pas, il y a la possibilité de sortir ces jeux très funs, dont on apprend les règles en jouant. »

De l’apéro à l’Intermarché, itinéraire d’un jeu à succès

Ces jeux, parfois dits « d’apéro », ont par ailleurs le mérite d’attirer de nouveaux clients vers le monde du jeu de société. Une tendance accélérée par le confinement, qui a vu exploser la demande. « Il y a beaucoup de jeux plutôt récents qui ont su se faire connaître d’un plus large public que les seuls experts, raconte Yoann Laurent. Le milieu s’est démocratisé grâce au développement des bars à jeux, aux événements ludiques, aux festivals… Et surtout au réseau de boutiques spécialisées. »

Vanessa, vendeuse dans une boutique de jeux de Lille, se flatte de vendre « presque toujours des jeux récents plutôt que des Monopoly ». Sa recette ? « Raconter une partie. Les jeux d’aujourd’hui sont des condensés d’émotion. Alors que, franchement, tout le monde s’ennuie avec un Mille bornes. »

« Le chemin classique d’un jeu à succès passe par le bouche-à-oreille initié par les magasins spécialisés, explique Yoann Laurent. C’est là que tout commence, et que nous, éditeurs, concentrons nos efforts avec des commerciaux en contact constant avec eux. Il faut aussi être dans les salons professionnels, surtout ceux qui remettent des prix. Certains jeux, comme 7 Wonders, Dixit, Colt Express ou Les aventuriers du rail, ont construit leur succès sur ces prix prestigieux. Et enfin, si le jeu est vraiment un succès, il peut intégrer les GSS (grandes surfaces spécialisées, type Fnac ou Cultura) et même les GSA (grandes surfaces alimentaires). Il y a de plus en plus d’enseignes qui s’ouvrent aux jeux de société… »

Nouveaux classiques, anciens joueurs

Mais une bonne vente, pour un jeu de société, c’est quoi ? Un éditeur rentre généralement dans ses frais à partir de 5.000 exemplaires. Mais en dessous de 30.000 exemplaires vendus l’année du lancement, le jeu risque fort de ne pas s’installer et de disparaître des boutiques. En revanche, un jeu à 100.000 exemplaires est considéré comme un gros succès.

Ainsi, depuis quelques années, des jeux de société sont devenus de nouveaux classiques qui se développent en de multiples extensions : Carcassonne, Les Colons de Catane… « Ces jeux ont ouvert la voie aux jeux de société moderne, qui touchent les adultes, poursuit le créateur de Black Rock Games. Il y a une vingtaine d’années, ces titres, avec un côté mathématique et statistique très important, ont touché une catégorie socioprofessionnelle bien particulière : informaticiens, ingénieurs, enseignants… »

On parle là des ex-geeks, devenus parents, et qui permettent le succès de nombreux univers culturels, notamment la science-fiction et la fantasy, mais qui sont aussi, très conservateurs dans leurs goûts. « C’est vrai que je vends plus facilement la quatrième extension Zombicide ou 7 Wonders qu’un jeu totalement nouveau, soupire Vanessa. Il y a pourtant des nouveautés incroyables : Imaginarium, Iki, Living Forest… Mais le jeu est aussi un milieu de collectionneurs, et tout le monde ne veut pas, sans cesse, apprendre de nouvelles règles… »

Le retour du HeroQuest

« Essayer de créer de nouveaux classiques, ça demande beaucoup de travail, explique Pierre-François Periquet. Il y a entre 2000 et 3.000 jeux qui sortent par an, et il y a 10 % grand max qui restent. » Pour un Code Names ou un Unlock, récents énormes succès, il y a des centaines de jeux qui disparaissent des rayonnages quelques mois après leur sortie. Mais qui sait ? Peut-être reviendront-ils dans quelques années…

C’est l’étrange destin de HeroQuest, un jeu de figurines culte des années 1990 ressorti en 2022, où les joueurs incarnent des héros – guerrier, nain, magicien…- qui affrontent des monstres dans un donjon. Disparu cinq ans après sa sorte, le jeu avait gardé une aura parmi quelques fans d’heroic fantasy. Dans les années 2010, des tentatives de nouvelle édition avaient échoué. Mais en 2020, Hasbro rachète la marque et lance un kickstarter pour jauger l’attente. « On a très vite compris que l’engouement nous permettrait de sortir le jeu en boutique, raconte Pierre-François Periquet. Le jeu est cher : 100 euros aujourd’hui contre 50 francs à l’époque. On vise les adultes collectionneurs mais on a aussi l’ambition de le faire découvrir à des enfants qui n’y avaient jamais joué, parce que le jeu, coopératif avant que ce ne soit la mode, reste très moderne. On profite aussi du regain d’intérêt pour la fantasy. Maintenant, on prépare une extension complètement inédite pour 2023 ! » Même morts et enterrés, les jeux des années 1990 reviennent hanter les tables de jeu.

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