La policière répète la consigne à ses collègues aligné·es devant l’entrée d’un congrès d’une société de charbon : « Vous faites barrage, vous ne m’en laissez passer aucun, c’est bien clair ? ». Les forces de l’ordre acquiescent. Un petit groupe est en train de s’approcher. « Un mètre, j’ai dit un mètre de distance ! », crie un policier à une militante qui lui fait face. « Il y est, le mètre, je sais combien ça fait, je suis architecte ! »
Des deux côtés, les mâchoires se crispent et les regards se durcissent. Les manifestant·es hésitent sur l’attitude à adopter. Iront ou n’iront pas ? La policière en profite pour prendre l’ascendant : « J’en ai déjà embarqué un. Pour partir, c’est maintenant ou jamais, vous avez deux minutes, sinon, je vous mets tous dans le camion et vous colle en garde à vue. » Flottement. Concertation. Personne ne tente le passage en force.
« C’est fini, on arrête l’action », tranche Marion, 26 ans, qui abandonne le rôle de flic qu’elle a joué comme une pro pour reprendre sa « vraie » fonction d’activiste écologique. Faux policiers et faux manifestants redeviennent les quatorze participant·es de l’atelier « Initiation à l’action directe non-violente » proposé lors de la troisième édition des Camps Climat*, qui s’est déroulée fin août 2022 dans l’agglomération de Toulouse.
En Haute-Garonne, en Isère, dans le Puy-de-Dôme, à Paris, à Reims, à Nantes : ces derniers mois, un peu partout en France, onze camps de formation aux enjeux écologiques et climatiques organisés par les mouvements Alternatiba, Action non-violente COP21 et Les Amis de la Terre ont fait le plein de militant·es. Expérimenté·es ou nouveaux·velles venu·es mais toutes et tous poussé·es par l’urgence, l’accélération des catastrophes climatiques ne faisant que confirmer leurs craintes.
- Marion Cotillard sur l’écologie : « Je suis dépitée par le non-engagement et l’inaction »
- Camille Étienne, activiste : « L’écologie est présentée comme une opinion »
Camps climat, l’apprentissage du militantisme
Technique de désobéissance civiles, mise à niveau juridique, apprentissage de coordination d’une action, jeu pour limiter son empreinte carbone à deux tonnes d’équivalent CO2 par personne et par an, secourisme, gestion émotionnelle du changement climatique : au camp de Ramonville-Saint-Agne, près du canal du Midi, qui somnole entre les platanes, la densité de la programmation transforme n’importe quel·le novice en militant·e opérationnel·le.
En cette fin de matinée, au frais dans un petit bois, c’est le moment du débriefing de l’exercice de franchissement du mur de policier·ères. « Comment vous êtes-vous senti·es ? Qui a éprouvé de la violence ? » interroge Marion, qui anime l’atelier comme si elle avait fait ça toute sa vie. Margot, qui tenait un rôle de policière, raconte qu’elle « avai(t) envie de dégager tou·tes les militant·es ». La jeune femme, leggings sportifs et cheveux relevés, est troublée par la facilité avec laquelle elle s’est glissée dans la peau d’une « flic énervée » : « C’est gênant de s’apercevoir à quel point on peut s’emparer du pouvoir d’intimidation. »
Sa voisine analyse l’incapacité du groupe à atteindre l’objectif de franchir le cordon de policier·ères : « On est arrivé·es démuni·es, on n’avait pas les billes pour mener une action correcte. » Marion confirme : « Ce n’est pas parce que l’on vous dit : ‘Madame, arrêtez-vous !’ qu’il faut le faire. Agir physiquement sans être dans la violence est possible. Vous étiez comme des électrons libres et je sentais que je vous contenais avec ma parole, pourtant, vous fonciez sur moi, c’était fini. »
Rien de tel qu’un jeu de rôle presque aussi vrai que nature pour réaliser ses faiblesses et comprendre que la phase de préparation collective est cruciale. Tout doit être anticipé. Avant de se lancer, chacun·e doit être au clair avec les enjeux. Quels risques judiciaires est-on prêt à prendre ? Quel rôle choisir selon son tempérament – plutôt frondeur, négociateur, observateur… ? Qu’est-ce qui est perçu comme violent pour soi ou pour l’autre ? Les questions, pratiques, éthiques, techniques, sont légion. Il faut y avoir répondu avant d’être dans le feu de l’action.
Contrer les arguments des climato-sceptiques
Un peu plus loin, assis dans l’herbe, des petits groupes planchent sur la rhétorique. Ils apprennent à déconstruire les discours relativisant le dérèglement climatique : « Quitte à crever, autant être en bikini » ; « Entre nous, on ne va pas se mentir, se baigner en avril, c’est plutôt cool » ; « Enfin une bonne excuse pour ne pas faire d’enfant… ».
Je suis parfois tellement choquée par le raisonnement de mes proches que je galère à défendre mon propos.
Chacun·e doit identifier et utiliser des arguments utilisés dans les discours politiques et dans les médias par des « expert·es » sceptiques. Il y a celui de l’autorité, un classique : « Le prix Nobel d’économie un tel dit que jusqu’à 3°C en plus, l’impact sur notre mode de vie est négligeable. » L’exemple personnel : « Mon voisin agriculteur est content de la douceur des hivers. » La généralité fallacieuse : « De tout temps, l’homme a su s’adapter », etc.
Sophismes et biais de raisonnement sont disséqués. Caroline, en thèse d’écogestion sur l’adaptation des politiques publiques dans le secteur touristique, veut apprendre à muscler son argumentaire : « Avec mes proches, je suis parfois tellement choquée par leur raisonnement que je galère à défendre mon propos. »
Comment convaincre ou semer le doute dans les esprits sans, à son tour, recourir à la manipulation, est aussi un art subtil. Un discours efficace et éthique ne s’improvise pas. Les catastrophes estivales n’ont fait que renforcer la conscience déjà aiguisée des participant·es.
Les femmes s’engagent davantage pour l’écologie
« Pendant mes cours à Sciences Po Bordeaux, la croissance et la technologie étaient encore l’alpha et l’oméga pour résoudre les problèmes de la planète, raconte Rachel, 27 ans, co-organisatrice. On me disait : « Arrête avec tes délires bios-bobos, tu vas vivre sous un chêne en mangeant des glands. »
Un petit bruit rebondit à côté de sa chaise, sous un marronnier. Une bogue encore verte est tombée. Des feuilles sèches tapissent le sol. L’automne est pourtant encore loin. Les arbres sont en train de mourir. » Les jeunes femmes, majoritaires dans la plupart des ateliers, sont essentiellement âgées de 20 à 35 ans, poursuivent des études ou sont diplômées du supérieur.
« Au moins, l’activisme écologique est un domaine dans lequel une femme peut trouver un terrain d’expression et facilement prendre une place de leader si elle en a envie », sourit Stéphanie, très investie dans la mise en place du camp et professeure dans un lycée professionnel toulousain. Si la parité est bien respectée parmi les organisateur·rices, il a fallu aller chercher des garçons car les candidats ne se bousculaient pas…
Isabelle, militante "traumatisée par les violences policières"
La perception aiguë de l’urgence climatique alimente frustration et angoisse. Charlotte, 20 ans, se sent « en colère à cause de la société et de la classe politique qui ne modifient pas leur fonctionnement. L’inaction est un non-sens ».
Même révolte chez Isabelle, 53 ans, qui travaille au CHU de Toulouse. Elle est venue avec Laurie, sa fille, étudiante. Le peu d’adultes de son âge la fait bouillir : « Où sont les parents ? Chaque génération doit prendre sa part. Grâce à celles qui nous ont précédées, ont manifesté, nous avons nos congés payés et vivons libres. Nous devons faire de même pour nos gamins, sinon, ayons le courage de leur dire, droit dans les yeux, qu’on se fiche de leur futur. »
En m’engageant avec d’autres, j’ai la sensation de retrouver une capacité à agir, le stress baisse.
Depuis quelque temps, cette mère de deux enfants est de toutes les manifestations. « J’ai été traumatisée par les violences policières auxquelles je ne m’attendais pas du tout », explique-t-elle. Lorsque sa fille participe aux Marches pour le climat, Isabelle est morte d’inquiétude. Elle lui recommande de toujours bien quitter les lieux avant la fin. Cet après-midi, elle est inscrite à l’atelier « Contact avec la police », « pour apprendre à assurer la sécurité des manifestant·es ».
S’engager diminue l’éco-anxiété ?
Se retrouver entre personnes partageant le même degré de préoccupation apaise l’écoanxiété. « Quand j’ai eu le déclic, j’étais dans le métro et je me suis dit : on va tous y passer et personne ne bouge. J’ai eu une crise de panique. En m’engageant avec d’autres, j’ai la sensation de retrouver une capacité à agir, le stress baisse », explique Stéphanie.
Mettre en place des actions collectives, élaborer des solutions ensemble rassure… tout en gardant le cap sur l’objectif initial.
« Le but est d’atteindre une masse suffisante afin d’avoir un impact politique, pas juste de passer un moment sympa, rappelle Rachel. Souvent, quand on s’engage, on est un peu effondré·e, le sentiment d’impuissance est fort et on ne sait pas comment faire. Des collectifs locaux que nous avons participé à former viennent d’annoncer des victoires. C’est une fierté collective. Qui nous requinque ! L’activisme est épuisant mais n’est pas vain… »
Des activistes prêtent à agir
La mobilisation contre un projet désastreux pour la forêt a conduit un groupe italien à abandonner l’installation d’une méga-scierie dans les Pyrénées ; après des années d’opposition, un projet d’entrepôt de 70 000m2 sur des terres agricoles fertiles dans le Tarn semble être enterré…
Ce Camp Climat était le premier pour Margot, 23 ans, en master d’hydrogéologie, et Charlotte, 20 ans. Enthousiastes, elles repartent remontées à bloc.
La première est rassurée par « la découverte de garde-fous et le sérieux de la réflexion collective en amont » la seconde a engrangé « plein d’outils pour mener des actions de désobéissance civile ». Ça y est, les deux jeunes femmes, tâtonnantes en arrivant, se sentent désormais prêtes à passer à l’action. Elles ont hâte.
Ce reportage a été initialement publié dans le Marie Claire numéro 843, daté décembre 2022.
Source: Lire L’Article Complet