- À 19 ans, contrainte de fuguer pour aimer librement
- Mon mari m’a plantée
- J’étais de toutes les manifs, et je lisais Marie Claire
- Un premier tournant dans ma vie
- Insouciante et peu conscientisée
- Une femme libérée des années 80
- Je suis apaisée maintenant
« J’ai passé du temps avec ma petite fille cet été. Elle a 21 ans et part poursuivre ses études à l’étranger. Elle vit seule, sort, travaille et s’affranchit doucement mais sûrement du poids de sa famille. Elle s’émancipe en douceur, à l’inverse de moi, qui ai dû arracher chaque pouce de liberté.
Je suis née en 1942, dans une famille de petits commerçants de la banlieue lyonnaise. Ma grand-mère vivait avec nous. Quand j’étais adolescente, dans les années 60, les relations filles-garçons n’existaient pas. Les lycées n’étaient pas mixtes. Et les filles étaient bien plus tenues que les garçons.
Moi, j’étais une rebelle, je sortais tout le temps. J’avais des petits copains, c’était très tendu à la maison. Mon père me giflait quand je rentrais trop tard… Dans les années 60, au lycée technique où j’ai appris mon métier de modéliste, il n’y avait que les magazines féminins qui nous inspiraient, pour faire des croquis. On a découvert les premières minijupes à une époque où on n’avait pas le droit de porter de pantalons, sur des mannequins anglaises, maquillées et toutes minces, alors qu’on était toutes plutôt boulottes. On voulait ressembler à Twiggy : 41 kg, 1,72 m…
À 19 ans, contrainte de fuguer pour aimer librement
Je suis tombée amoureuse du père de mes fils à 19 ans et j’ai été contrainte à la fugue. On a vécu à l’hôtel, en banlieue lyonnaise, plus ou moins cachés. À l’époque, la majorité, c’était 21 ans. On ne pouvait pas partir de chez soi sans l’accord de ses parents. Alors les filles se mariaient tôt, pour gagner leur liberté. C’était la pire connerie à faire dans la vie, mais c’était la seule façon d’échapper au joug familial.
C’était en 1965, deux ans avant la légalisation de la pilule. Je me suis mariée enceinte, à 21 ans. Ma mère disait partout que mon fils était né prématuré, pour éviter le scandale.
J’étais sortie du lycée technique avec mon diplôme de modéliste en poche. J’ai travaillé tout de suite comme ouvrière. Mon mari travaillait aussi, en usine. Le compte bancaire, la sécu, tout était à son nom. À l’époque, ça ne me semblait pas scandaleux. Je gérais l’urgence, le quotidien bancal, et je ne m’occupais pas beaucoup de la lutte féministe et des questions d’émancipation, ça n’a pas été mon combat. Je n’avais pas le temps, et puis j’étais déjà passée de l’autre côté, finalement. Je suis retombée enceinte un an plus tard, en 1966.
Mon mari m’a plantée
En 1968, mon mari est monté sur les barricades, et il n’est jamais redescendu. Il était ouvrier dans l’industrie métallurgique, faisait toutes les grèves. En tant que travailleur, il affrontait les étudiants, qu’on percevait, dans nos cercles, comme des bourgeois. Un jour, il m’a plantée avec les enfants.
“Tu te débrouilleras toujours, toi, t’es une bourgeoise, t’as fait des études. Je peux rien payer pour les enfants”, a-t-il juste lâché.
À l’époque, il n’y avait aucune aide pour les mères isolées, aucune allocation. Alors l’urgence, c’était de retrouver un travail. J’ai mis mon fils aîné en pension – il avait 3-4 ans – dans un internat pour les enfants de mères isolées, pris en charge par la mairie de Lyon. J’allais le voir le week-end. Le plus jeune est resté chez ma mère pendant deux ans.
Pendant ce temps-là, j’avais retrouvé un boulot de coupeuse. Je les ai récupérés quand ils avaient 5 et 6 ans.
J’étais de toutes les manifs, et je lisais Marie Claire
Mon engagement à moi, à l’époque, était anti-militariste. Ça avait commencé par la guerre d’Algérie, et ça s’est poursuivi dans les années 70 avec le Larzac.
J’avais un copain objecteur de conscience, il ne voulait pas faire son service. Il a été incarcéré. J’allais le voir à la prison militaire de Montluc, à Lyon. J’étais de toutes les manifs, j’emmenais mon fils aîné, il avait 6-8 ans… J’avais brûlé ma carte d’identité. J’étais fichée par les renseignements généraux.
La presse féminine était là, encore. venait d’arriver en France, je lisais Marie Claire. On y parlait des prisons, de l’avortement qui était désormais possible. C’était une ouverture quand il n’y avait pas les réseaux sociaux et seulement trois chaînes à la télé…
Un premier tournant dans ma vie
Un jour, une copine me propose un job de modéliste chez Rasurel, une marque de maillots de bain, et c’est un tournant génial dans ma vie.
On est au milieu des seventies, j’ai une trentaine d’années. Je me débrouille bien. J’ai acheté un appartement. Je voyage énormément pour le boulot. Je lis la presse féminine frénétiquement : j’adore la mode et, à l’époque, elle évolue très vite. Les couleurs flashy, les minijupes, les bottes, j’essayais tout. Je portais les minis avec de grandes chaussettes blanches, comme s’il fallait compenser ce qui manquait !
Je me souviens de ma cousine, qui m’enviait. Ma mère me disait : “Tu as deux enfants, pourquoi tu t’habilles si court ?” On ne s’est jamais comprises. D’autant que les années 70, c’était beaucoup plus gai que maintenant !
Je plains les jeunes d’aujourd’hui. Chez Rasurel, on faisait des maillots deux pièces très colorés.
Insouciante et peu conscientisée
C’était audacieux, frais, mais on n’y voyait rien de politique.
On était très insouciantes, peu conscientisées finalement : par exemple, en 1976, il y a eu une canicule historique. On avait vendu un million de maillots de bain, on n’avait plus de tissu pour les fabriquer. On a sabré le champagne ! Personne, alors, ne parlait de réchauffement climatique…
Et puis, on fêtait les “catherinettes” dans le milieu de la mode, les collègues encore célibataires à 25 ans, qu’on n’hésitait pas à appeler “vieilles filles”. Évidemment, pour mes petites filles, ça semble dingue et horrible. Mais ça ne nous paraissait pas choquant, c’était une tradition, dans la mode…
Une femme libérée des années 80
Les années 80 ont été fastes. Les enfants avaient grandi, j’avais une bonne situation, je voyageais aux États-Unis. J’étais ambitieuse. J’adorais m’habiller, je m’offrais des marques. C’était une revanche.
La presse féminine, avec les grands mannequins de l’époque, m’accompagnait toujours. On suivait ces filles, désormais aussi connues que des actrices, on découvrait comment elles vivaient, on lisait les horoscopes, l’époque était légère. Je rencontrais plein de gens, je passais ma vie dans le TGV… Mes copines m’enviaient, j’étais vraiment la femme libérée des années 80 ! J’avais la quarantaine, je faisais la fête. Je profitais enfin de la vie.
Et c’est là que j’ai rencontré mon second mari, sur une péniche, lors d’une soirée. Il avait huit ans de moins que moi et venait de divorcer. Je l’ai suivi à Paris et je suis entrée chez Eres. C’était très chic, mais moins joyeux et familial que ce que j’avais connu à Lyon chez Rasurel.
J’ai créé les maillots de bain et la lingerie pendant dix ans, c’était passionnant. On cultivait un style très pointu, très sobre, qui reposait sur le choix des tissus, fabriqués en France.
Je suis apaisée maintenant
Mon mari, à l’époque, changeait souvent de job, ses enfants lui manquaient. C’était moi, l’élément équilibré, apaisant. C’est un moment de ma vie où j’ai perdu de la légèreté. Mais j’avais trouvé un équilibre. Je ne vivais plus seulement pour moi. Je vivais même beaucoup pour lui. Je n’étais pas du tout indépendante, on faisait tout ensemble.
J’ai arrêté de bosser dans les années 2000, à 57 ans. Le travail m’avait émancipée, c’est sûr, mais mon mari était désormais là pour assurer. Quand il est mort, il y a cinq ans, j’ai dû, à nouveau, m’en remettre à moi-même. C’est l’histoire de tellement de femmes !
Mais je suis apaisée maintenant. Je n’ai plus envie de bouger. Je me dis que j’ai toujours été très libre, finalement, même si j’en payais le prix. J’ai toujours plaisir à lire la presse féminine. Je pense souvent qu’il y a quelque chose de grave, de politique, de décisif dans les pages mode des magazines. Quelque chose qui m’échappait quand j’étais plus jeune. »
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