Elsa Zylberstein et Rebecca Marder : "Simone Veil était l’incarnation de l’intégrité et de la résilience"

À elles deux, elles traversent plus de six décennies d’existence de l’icône. Elsa Zylberstein et Rebecca Marder sont les Simone Veil d’Olivier Dahan.

Avec Simone, le voyage du siècle, en salles le 12 octobre 2022, l’expert du genre biopic retrace le destin hors-norme d’une rescapée, ministre, Immortelle… D’une fille et sœur aussi. Celle qui a œuvré pour les femmes fut comme poussée par celles de sa vie, si vives dans sa mémoire. Son aînée, Milou (Judith Chemla), et sa mère (Élodie Bouchez), ses deux épaules dans l’horreur des camps. La première mourra là-bas, à Auschwitz-Birkenau, la seconde accidentellement, quelques années seulement après leur tentative de reconstruction en inséparable tandem. Cette réalisation XXL raconte aussi cela : l’intime, les drames privés, si souvent entremêlés aux combats publics.

Les yeux d’Elsa, pour paraphraser Aragon, retranscrivent autant la douleur que la détermination de celle qui empila tant de vies dans Une vie. Ceux de Rebbeca Marder, de la Comédie française, racontent l’insouciance d’avant et l’abnégation d’après – l’épreuve de la déportation.

C’est un rôle unique que se partagent ses deux actrices, époustouflantes dans leur métamorphose. Chacune nous présente une facette de l’héroïne. Les allers-retours entre son adolescence et sa vie d’adulte sont précis, pertinents : Simone Jacob et Simone Veil se répondent. Et Rebecca Marder et Elsa Zylberstein se complètent. Interview.

Un projet porté par Elsa Zylberstein

Marie Claire : Elsa Zylberstein, vous êtes à l’initiative de ce projet. Simone Veil était-elle au courant de votre souhait de porter sa vie à l’écran ?

Elsa Zylberstein : Il y a plus de dix ans, je lui avais confiée que je voulais faire un film sur elle. J’avais aussi dit Antoine Veil que je voulais rendre hommage à ce destin incroyable. 

Je suis heureuse, en tant que femme, et pour les jeunes générations, d’avoir réussi à mobiliser une équipe, pour que ce long-métrage existe. C’était important. Simone Veil a traversé le siècle avec tout ce que cela a comporte d’ignominie et en même temps, de lumière. Le cinéma est peut-être un angle plus facile d’accès pour la jeunesse. À Strasbourg, lors de l’avant-première, j’ai rencontré une fillette de treize ans, bouleversée par ce qu’elle venait de voir, et une professeure d’Histoire-Géo, qui m’a glissé : « C’est génial, parce qu’un film met des images. Un livre d’Histoire, c’est plus aride ».

Rebecca Marder, que saviez-vous de Simone Veil avant ce tournage ?

Rebecca Marder : J’avais lu Une vie deux ans avant de passer le casting. À travers son autobiographie, j’ai découvert sa vie plus intime – j’en avais été bouleversée – et l’immensité de ses combats. Je connaissais bien sûr son engagement en faveur de l’IVG, moins ce qu’elle avait fait pour les patients atteints du sida, les toxicomanes, ou pour les prisonniers.

« Lorsque j’ai su que j’allais avoir cet honneur d’incarner Simone Veil, j’ai été à la fois galvanisée (…) et en même temps très intimidée par cet immense personnage. » – Rebecca Marder

J’avais cette lecture en moi lorsque j’ai été appelée à passer cette audition. Lorsque j’ai su que j’allais avoir cet honneur d’incarner Simone Veil, j’ai été à la fois galvanisée, envahie d’un bonheur fou, et en même temps très intimidée par cet immense personnage. J’avais envie d’être à la hauteur.

Vous l’incarnez de ses 16 à ses 37 ans. En adolescente déportée, en orpheline, en brillante étudiante, mais aussi en épouse vingtenaire. C’est là qu’elle livre sa première bataille féministe, au sein de son foyer. Comment avez-vous perçu la Simone Veil de ces jeunes années ?

Rebecca Marder : J’ai été frappée par sa force de vie. C’est ce qui me marque et m’impressionne le plus chez elle. Comment une femme qui a vécu le pire de l’humanité garde foi en cette humanité ? Croit encore en la justice ?

Cela me paraissait fou que deux ans seulement après son retour des camps, elle suive son mari pour ses fonctions en Allemagne, par exemple. Qu’après avoir vécu l’inimaginable de cette guerre, elle pense déjà à l’Europe. Et que, quelques années après avoir vécu l’emprisonnement à Birkenau, elle se batte pour les conditions des détenus – notamment des femmes – en prison. Ce film met en lumière à quel point ce qu’elle a traversé dans sa jeunesse a ressurgi, sous une autre forme.

Beaucoup de survivants qui sont revenus des camps n’avaient ni la force ni le droit de parler, coincés entre la culpabilité générale et leur propre culpabilité de s’en être sorti. Peut-être que Simone Veil éprouvait ce sentiment-là et s’est « rachetée » d’avoir survécu en menant des combats si universels, si humanistes.

« J’ai écouté sa voix deux à trois heures par jour, visionné l’INA toutes les nuits jusqu’à quatre heures du matin, pour observer son regard tellement profond, sans cesse entre les vivants et les morts. » – Rebecca Marder

Quant à Antoine Veil, il était prédestiné à une carrière politique. Elle était toute tracée. C’est incroyable à quel point il s’est ensuite mis dans l’ombre et l’a soutenue. Quel couple magnifique. Ce sont les mœurs de l’époque qui disaient qu’une femme ne devait pas être avocate. Finalement, lui il était de son temps et elle… dépassait son temps.

Simone Veil était une frondeuse, une pionnière, une visionnaire. Elle est, pour moi, l’incarnation de l’intégrité et de la résilience.

Préparation minutieuse au grand rôle

La ressemblance entre Elsa Zylberstein et Simone Veil, ne serait-ce que sur l’affiche du film, est troublante. Et sur les quelques clichés de l’héroïne adolescente, on retrouve quelque chose de Rebecca Marder. Comment vous-êtes vous préparées à ce rôle ? Physiquement, mais aussi mentalement et émotionnellement ? 

Rebecca Marder : Durant les six mois qui ont séparé mon casting du début du tournage, j’ai lu tout ce qu’il y avait à lire, ses propres récits, ceux de biographes, et des ouvrages sur ces différentes périodes de l’Histoire – car il est rare d’avoir des trajectoires aussi longues à jouer en tant qu’actrice. J’ai écouté sa voix deux à trois heures par jour, visionné l’INA [les archives numérisées de l’Institut national de l’audiovisuel, ndlr] toutes les nuits jusqu’à quatre heures du matin, pour observer son regard tellement profond, sans cesse entre les vivants et les morts. Elle vous transperce.

Simone Veil avait aussi les sourcils fixes, immobiles, et une labiale très fermée. Olivier Dahan ne souhaitait pas forcément que je sois dans un travail d’imitation, il voulait que je garde cette part un peu sauvage de la jeunesse, mais nous avons pensé que cette bouche fermée était un détail important. Peut-être était-ce parce qu’elle évoluait dans des milieux politiques extrêmement masculins qu’elle a développé une postur ? Elle était plus petite que ses interlocuteurs, le corps un peu voûté. Le menton était peut-être bas, mais les yeux étaient levés, ils tenaient le regard, et ses lèvres, fermées, furent probablement sa carapace.

Olivier Dahan travaille de manière chorégraphique, avec de longs plans-séquences, donc il y a eu ce travail sur le corps. J’ai porté une quarantaine de perruques et de nombreuses prothèses : sur le nez, les paupières, le menton… On m’a créé des tâches de rousseurs aussi. Cela représente quatre heures de maquillage par jour, au minimum. Ce travail d’orfèvre des maquilleurs m’a aidée à me mettre dans la peau de l’héroïne et à traverser les époques.

« Je n’ai jamais fait quelque chose d’aussi difficile, c’est certain. Il y a aura d’autres rôles bien sûr, mais celui-ci dépasse le cinéma. » – Elsa Zylberstein

Elsa Zylberstein : J’ai préparé ce rôle une coureuse de fond. J’ai tout arrêté durant une année. Plus rien à côté. J’ai pris neuf kilos, engagé des coachs. J’ai travaillé pour que dans mes yeux, il y ait toute cette douleur. Pour que dans mon corps, la lourdeur de mes pas, mon assise, je la sente. Je voulais que dans chaque battement de cil, chaque geste, chaque parole et chaque intonation  – elle avait différentes manières de parler : celle des discours, des interviews, de la vie privée -, elle soit avec moi. Et que je m’oublie totalement.

Dans cette préparation, il y avait quelque chose d’obsessionnel, de vibrant, de fou.

Considérez-vous cette performance comme le rôle de votre vie ?

Elsa Zylberstein : Ce n’est pas à moi de le dire…Mais c’est le rôle d’une vie, oui… Il représente tant pour moi. Parce que je connaissais Simone Veil, parce que j’ai voulu lui rendre hommage jusqu’à rentrer dans ses pas, parce que j’ai tenté d’être dans une véracité, une justesse absolue. Je n’ai jamais fait quelque chose d’aussi difficile, c’est certain. Il y a aura d’autres rôles bien sûr, mais celui-ci dépasse le cinéma.

Rejouer des scènes de vie bouleversantes

Certaines scènes furent-elles particulièrement compliquées à jouer ? Vous êtes-vous senties parfois bouleversées par certaines reconstitutions ?

Elsa Zylberstein : Lorsque des membres du Front National perturbe son meeting et l’insulte, et qu’elle répond : « Vous ne me faites pas peur, j’ai survécu a pire que vous, vous êtes des S.S. au petit pied ». C’était très fort jouer. La scène de l’Assemblée nationale, lorsqu’elle défend l’IVG à la tribune, était elle aussi évidemment bouleversante.

« Toutes les scènes étaient chargées. Parce que c’est une survivante. (…) Simone Veil était une femme blessée, qui avait des larmes cachées derrière les yeux. » – Elsa Zylberstein

Et puis, il y a cette scène avec Serge Klarsfeld [qui vient lui confier les résultats de son enquête sur les traces des hommes de sa famille déportés, qu’elle ne reverra jamais, ndlr]. C’est comme si elle était traversée par les balles de son père et de son frère.

Ou encore celle où nous reproduisons un extrait de son interview avec le journaliste Jean-Emile Jeannesson. Alors qu’elle est ministre de la santé et vient d’arracher la loi, elle décide de dire « Voilà qui je suis » dans ce documentaire merveilleux, que j’ai vu 600 fois à peu près. Elle se raconte avec une grande pudeur mais craque à la fin.

En réalité, je crois que toutes les scènes était dures à jouer. Toutes étaient chargées. Parce que c’est une survivante. Une partie d’elle est restée au camp. Simone Veil était une femme blessée, qui avait des larmes cachées derrière les yeux.

Rebecca Marder : Ce rôle appelait à une certaine excellence, à donner le meilleur de soi-même, tout le temps. Tout le tournage fut difficile, toute l’équipe était très concentrée, très investie, nous étions tous là pour Simone Veil.

Je pense aux scènes de camps de concentration, bien sûr. Mais ce serait obscène de dire que c’était difficile, parce que nous n’avons rien vécu. Nous n’étions que des acteurs et quand ça coupait, les « soldats nazis » écoutaient Imagine de John Lennon sur leur iPhone. Nous n’étions « que » dans une reconstitution d’Auschwitz dans des studios hongrois de cinéma, bien que glaçante de réalisme.

C’est tellement délicat de prétendre reconstituer l’inimaginable… et très étrange. J’étais parfois traversée par des interrogations – « Qu’est-ce que je fais là ? » – et des moments de grande tristesse. Mais je me suis rapidement dit : « Nous sommes là comme une grande prière géante, pour que ça ne se reproduise plus. Nous sommes 150 membres d’une équipe française et hongroise, pour le souvenir ».

Ginette Kolinka, passeuse de mémoire et amie de Simone Veil, qui fut déportée à Birkenau par le même convoi, vous y a accompagnée avant le tournage, Elsa Zylberstein. Ce rôle vous a-t-il donné envie de poursuivre un devoir de transmission ?

Elsa Zylberstein : Pour préparer ce rôle, il était évident que j’aille à Auschwitz-Birkenau. J’ai dit que je voulais m’y rendre avec Ginette Kolinka. Et nous sommes parties deux jours, toutes les deux. C’était un symbole fort pour moi. Lorsqu’elle se racontait sur un banc à Cracovie, bouleversante, j’ai pensé : « Je ne peux pas la laisser parler comme ça ». J’ai sorti mon téléphone et commencé à la filmer discrètement. Notre court-métrage de 15 minutes est en train d’être étalonné.

Ce voyage était à la fois pour le rôle, et pour moi. Préparer un tel film est toujours un enrichissement personnel. Tout est totalement mélangé… Mon père est un enfant caché, et mes arrières-grands-parents paternels sont morts dans le Ghetto de Varsovie et par la Shoah par balle.

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Ressort-on de ce tournage plus engagées ?

Rebecca Marder : Oui. Je ressors de ce tournage en me disant que j’ai un devoir de vigilance et d’engagement, parce que nous ne sommes pas vraiment à l’abri de ces extrêmes qui montent près de nous.

Elsa Zylberstein : Peut-être. Plus j’ai regardé de documentaires sur elle, plus j’ai écouté sa parole, plus je me suis dit : « Wow, là je ne dois pas me plaindre, je dois relever la tête, je dois avancer ». Chaque jour auprès d’elle était une leçon. Lors de la préparation à ce rôle puis ce tournage, sa pensée m’a donnée de la force et de la puissance que je ressens en moi encore aujourd’hui. Elles m’aident à affronter certains obstacles.

Simone, le voyage du siècle se dévoile en salles à l’heure où le droit à l’avortement régresse outre-Atlantique et les extrêmes grimpent dans certains États d’Europe. C’est étrange ?

Rebecca Marder : Très étrange. Lorsque nous avons tourné, la Cour suprême des États-Unis n’avait pas annulé l’arrêt Roe v. Wade, la Pologne n’avait pas durci sa politique en matière d’avortement, la Russie n’avait pas déclaré la guerre en Ukraine, et l’extrême droite n’étais pas encore de retour en Italie.

C’est effarant, effrayant, de voir à quel point l’Histoire est n’a de cesse de se reproduire. En boucle.

Elsa Zylberstein : C’est fou, vertigineux. Et terrifiant. Il y a des correspondances tellement actuelles que ce long-métrage n’est même plus un film d’époque. Il est une manière de faire de faire un rappel, de dire « attention, rien n’est jamais acquis ».

Simone, le voyage du siècle, d’Olivier Dahan, en salles le 12 octobre 2022, avec Elsa Zylberstein, Rebecca Marder, Élodie Bouchez, Judith Chemla… 

Les deux interviews ont été réalisées séparément.

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