Face à l'"impunité" de PPDA, elles font front : "Si je n'étais pas dans ce groupe, je n'aurais pas survécu"

Il fut compliqué pour Marie-Laure Eude-Delattre de quitter son lit ce matin de septembre. Ce jour-là, le 23 du mois, Impunité (Seuil), récit saisissant signé Hélène Devynck, a pris place sur les gondoles des librairies. Marie-Laure a pu le tenir entre ses mains en avance, comme ces autres femmes qui accusent « PPDA » de violences sexuelles et que l’écrivaine cite dans son texte puissant de précision.

La lecture du chapitre qui relate le viol dont elle fut victime à l’âge de 23 ans, au Festival de Cannes de 1985, a comme paralysé son corps. Marie-Laure savait bien qu’elle serait secouée ce vendredi, elle avait même pris une journée de congés. Puis cette femme de 60 ans a trouvé, dans son lien rare qui l’unit aux autres femmes nommées, la force de se lever et de se vêtir. Ça fait des jours qu’elle a décidé de sa tenue pour le lancement de ce livre et ses retrouvailles avec ses sœurs de douleur.

Toutes soudées autour de la sortie d’Impunité

Dans cette librairie parisienne où celle qui a officié durant vingt ans sur TF1 puis LCI et qui a déposé plainte pour viol présente son ouvrage-choc, Marie-Laure a rejoint Cécile Delarue. Celle-ci vient de quitter ses élèves du CFPJ (Centre de formation et de perfectionnement des journalistes) à qui elle a soufflé : « S’il y a le moindre problème, vous savez qui joindre ». La femme de 44 ans avait leur âge lorsqu’elle a croisé le chemin de Patrick Poivre d’Arvor, qui l’a harcelée sexuellement. En cette rentrée, ses apprentis journalistes devaient s’imprégner des principes de base de leur future profession, du titre au chapô. Ils ont alors analysé ces codes dans un des Libé de la semaine. Celui qui affiche le regard courageux de Margot Cauquil-Gleizes en Une.

Cette enseignante de 53 ans a changé d’identité après le viol pour lequel elle vient de porter plainte. Elle était mineure au moment des faits qu’elle dénonce et s’appelait encore Anne. « Anne, c’est ma vieille peau que j’ai retirée. Je suis fière de voir ‘Margot’, mon prénom de guerrière, dans ce livre », lance-t-elle, battante.

Tous ceux qui ont eu accès aux dossiers furent glacés par les similitudes de nos témoignages.

Celle qui se surnomme poétiquement « Peau d’Anne » remercie Hélène Devynck pour ce titre percutant, précis, minutieusement choisi : « Tous ceux qui ont eu accès aux dossiers furent glacés par les similitudes de nos témoignages. Comment autant de récits qui montrent qu’il s’agit un serial-violeur n’alertent pas la justice ? Pourquoi il ne se passe rien ? Voilà : c’est ça l’impunité ».

Des femmes « faites du même bois » 

Cette impunité, Marie-Laure la perçoit également dans l’opinion. Dans son petit village près d’Amiens, une femme lui a lâché : « Mais je l’admire beaucoup cet homme, pourquoi tu me racontes ‘ça’ ? Douloureux et insupportable « ça ». Cécile a subi ces jugements, sinon cette incompréhension, de la part d’amitiés professionnelles, qui lui ont répété : « Tu vas te griller ». « Pourquoi tu fais ‘ça’ ? Pourquoi cette histoire prend autant de place ? En plus tu n’as pas été violée », a-t-elle dû aussi encaisser. 

Pour Stéphanie Khayat, victime d’un viol – une fellation forcée – à l’âge de 24 ans et alors qu’anorexique, elle ne pesait plus que trente kilos, ce fut plus violent encore. La voix tremblante, la chroniqueuse de France 2 confie que sa famille lui a tourné le dos depuis la révélation de cette affaire tentaculaire. Les liens sont coupés. D’autres se sont tissés. Ceux-là sont « indestructibles », assure-t-elle.

On le ressent dès les premières pages d’Hélène Devynck, quand le « on » chasse le « je » : ces femmes sont liées par un traumatisme commun. Victimes d’un même mode opératoire, elles ont parfois entendu, mot pour mot, les mêmes questions déplacées dans la voix rauque de l’animateur du 20 heures, avant son passage à l’acte.

Nous nous sommes reconnues. Nous avons toutes été entre les pattes d’un personnage dangereux et machiavélique, et nous avons toutes pâtis du même système.

« Nous nous sommes reconnues. Nous avons toutes été entre les pattes d’un personnage dangereux et machiavélique, et nous avons toutes pâtis du même système », réagit Cécile Delarue. « Faites du même bois », elles ont aussi « toutes buté contre le silence ou l’indifférence, partagé l’humiliation, l’espoir d’une justice et la volonté de défendre celles qui ne le peuvent pas », résume l’écrivaine de 55 ans de sa plume talentueuse.

La solidarité à toute épreuve

« Notre évidence est une belle chose qui s’est greffée sur cette horreur », formule joliment Marie-Laure, « la seule beauté qui s’est créée de cette histoire, c’est ce ‘nous' », abonde Stéphanie.

Bien sûr, les femmes qui témoignent contre « PPDA » sont si nombreuses aujourd’hui qu’il semble compliqué d’être avec toutes, de manières égales, si unies et connectées. Bien sûr aussi, il y a parfois des moments de tension entre ces femmes – « bourgeoises, de droite ou de gauche, fauchées ou pas, militantes associatives… », rappelle Hélène Devynck – qui débattent dans leur groupe Signal de leurs divergences de points de vue.

Sur ce fil de discussion, les amies – « le terme n’est pas assez fort, c’est au-delà de l’amitié », ressent Stéphanie Khayat – se ressoudent et s’organisent dès lors que l’une d’elles faiblit. « J’ai vécu une année extrêmement difficile, un divorce conflictuel et un AVC. Ce sont ces femmes, que je ne connaissais pas un an plus tôt, qui m’ont comprises, portées et soutenues », rembobine Cécile Delarue, très émue.

Stéphanie Khayat, elle, a été hospitalisée plusieurs mois après une tentative de suicide. À sa sortie, en février dernier, Hélène Devynck lui a proposé de l’héberger dans sa chambre d’amis. La cohabitation durera jusqu’à juin et l’emménagement de la journaliste dans un deux pièces au fond de l’appartement de l’autrice et co-scénariste. « Avec sa générosité et sa délicatesse, Hélène ouvre sa porte le temps qu’on se répare », dévoile cette femme de 52 ans, bouleversée par cette sincère attention.

Puis elle se remémore ce premier dîner « inoubliable » chez Hélène, au printemps 2021, cette nuit où une quinzaine de femmes qui ne se connaissaient pas se sont découvertes en se racontant le pire, le violent, l’intime. « On se comprenait. On se croyait. Certaines pleuraient », se souvient Marie-Laure, à qui ce cercle de paroles a apporté la force de témoigner et « enfin, après 36 ans, de déposer plainte ». Elle n’oubliera jamais que certaines l’ont remerciée d’avoir fait ce pas au commissariat, qui en aidera d’autres après elle. C’est une chaîne de courage depuis la première plainte de la journaliste et experte en vulgarisation scientifique Florence Porcel – qu’elles ont toutes cité et remercié lors de nos échanges -.

On se le répète souvent : « Nous ne sommes pas coupables ». Mais c’est tellement ancré en nous, tant de gens nous l’ont lancé à la figure, que le petit monstre ressurgit parfois.

Par moments, « ce lien de chairs », selon les mots de Marie-Laure, envahit cette dernière. « Mais c’est essentiel, si je n’étais pas dans ce groupe et que je n’avais pas porté plainte, je n’aurais pas survécu. Je me serais rongée de culpabilité. On se le répète souvent : ‘Nous ne sommes pas coupables’. Mais c’est tellement ancré en nous, tant de gens nous l’ont lancé à la figure, que le petit monstre ressurgit parfois. »

Sur le plateau de Mediapart, l’image forte de leur sororité

Interviewées séparément, toutes quatre tiennent à souligner qu’elles ne parlent pas que de « cette histoire » entre elles. Elle rient, beaucoup, « picolent », vont au théâtre. Celui que Marie-Laure surnomme « l’affreux » ou « l’ordure gluante » tant il est difficile pour elle de prononcer ses quatre initiales, n’est plus à coup sûr le centre de leur discussion. Et c’est déjà une victoire.

La victoire avec un grand V, Margot l’a entrevue sur le plateau de Mediapart, début mai dernier. Fabriqué pour cette émission exceptionnelle, où pour la première fois vingt femmes qui ont témoigné dans l’enquête judiciaire contre PPDA s’exprimaient, le décor avait la forme de cette lettre triomphante, a remarqué cette professeure à Montreuil, qui témoignait publiquement pour la première fois. Dans sa mémoire est imprimée « cette image de puissance, de femmes fortes et fières qui, malgré leurs fragilités, se tiennent ensemble, unies, et prêtes à ce que les lignes bougent ».

Cécile, pour qui il aurait été trop compliqué visionner le replay de cette émission, repense aux yeux de sa voisine Nora, « qui se creusaient de plus en plus », ses larmes qui montaient, sa colère. Elle revoit aussi Chloé, de dos, qui témoignait anonymement. « Elle s’est tellement emportée que j’ai cru qu’elle allait se retourner », raconte-t-elle, un sourire dans la voix.

« Puisque la théorie de notre ‘adversaire’ est d’affirmer que nous avons monté un mensonge toutes ensembles, nous n’avions pas dit que nous avions créé un lien, de peur que celui-ci se retourne contre nous », explique aussi Cécile, qui a dépassé ce jour-là cette crainte, pour faire bloc, et, par cette image, tendre la main aux autres femmes victimes de violences sexuelles encore isolées.

Les mots justes

Chacun de ses quatre entretiens s’est achevé par cette même question : « Un mot pour Hélène ? ».

Marie-Laure confie être bouleversée par l’interrogation tant elle a des choses à confier à cette « âme grande et forte », Margot prévient qu’elle a les larmes aux yeux, puis s’effondre. Ces femmes débordent de « Merci » pour celle qui a sondé leur douleur et retranscrit leurs plaies.

« Tu m’as fait le plus beaux des cadeaux, adresse Margot à Hélène. Tu m’as redonné envie d’écrire. Les mots étaient restés coincés dans ma gorge. Je peux réinvestir ce territoire grâce à toi, il [Patrick Poivre d’Arvor, ndlr] ne me l’a pas volé ».

Reconnaissante, Cécile l’est aussi, et surtout car Hélène Devynck ne s’est pas contentée de raconter leurs vécus : « elle a livré une réflexion salutaire et détaillée sur le viol ». Elle qui a souvent offert King Kong Theorie de Virginie Despentes à ses proches, glissera Impunité dans les mains de ses deux garçons, quand ils seront en âge de saisir les mécanismes du patriarcat et la culture de l’impunité dans une société.

Lorsque Stéphanie a rencontré Hélène, en sortant du commissariat où elle venait de déposer plainte, celle-ci l’a soulagée d’un : « Ce que tu as fait est juste ». Cette phrase qu’elle se répète depuis chaque jour, elle souhaiterait la retourner à celle qui a su user de la justesse des mots. « Avec Impunité, Hélène, ce que tu as fait est juste. »

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Impunité d’Hélène Devynck, Seuil, 272 pages, 19 euros.

En vertu des dispositions du Code de procédure pénale, Patrick Poivre d’Arvor est présumé innocent.

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