Presque minuit 18, rue Dauphine, à Paris. Sur une petite table devant chez Volver, restaurant argentin, un costaud s’envoie un pavé de viande saignante. Il boit des coups avec Carlos Muguruza, le patron. Deux jeunes filles s’arrêtent, hésitent. « Vous êtes Benjamin Biolay ? » Je rallie sa table.
Une poignée de mains, pas de sourire, mais un échange de regards, de ceux que s’envoient deux joueurs avant un match. Le nouvel album de Biolay s’appelle Saint-Clair, comme le mont éponyme de Sète où le chanteur possède « une baraquette », « on dit comme ça », sa seule propriété.
Benjamin Biolay n’est pas un client facile. Contourner la difficulté en s’appuyant sur ses textes ? Ou la jouer comme lui, direct, frontal, à renfort de malbec ? Il chante : « Je crois que je suis mort une première fois au fond d’une salle de classe, de 5 à 16 années, je crois que c’est mieux qu’on fasse l’impasse. » Il a beau assurer que ses chansons ne relèvent pas du journal intime, il refuse d’en dire plus : « J’en peux plus des gens qui racontent leur vie, je suis à l’ancienne, y aura pas de clic sur Pure People. » Noté.
On sent de la nuit dans ce cœur-là. Jusqu’à 15 ans, il s’ennuie à crever : « Des heures à me faire chier dans mon lit. Je partageais ma chambre avec ma sœur, je pouvais même pas faire des trucs tout seul. » Insomniaque, il cherche des solutions pour « s’affranchir du poids culturel » familial. Sa mère est une héritière Opinel sans héritage, son père, rejeton de la bourgeoisie, est agent de maîtrise à la Mnef. « Dans le lotissement de La Quarantaine à Villefranche-sur-Saône, j’étais le seul couillon qui jouait du violon. Quand je revenais du foot, les yeux pleins d’étoiles, mon père se demandait comment il avait pu faire un beauf pareil. C’est un grand musicien mon père, comme son père et son grand-père. »
L’ivresse démon puis créative
Les nuits du chanteur s’éclairent quand l’orchestre où il joue se produit en Allemagne. Première cuite au schnaps à 12 ans. Initiation à Gainsbourg et au shit à 13. « Une nuit, le mec de la famille qui m’héberge m’embarque en virée. Je découvre Melody Nelson en fumant des pétards, à 250 km/h sur l’autoroute. »
À 15 ans, il part au conservatoire à Lyon, hébergé chez la mère de sa meilleure amie, une prof agrégée d’économie qui lui fait corriger ses copies de terminale. « C’est la première personne qui a cru en moi en tant qu’auteur-compositeur, elle m’a offert ma première guitare. » Le soir, il joue du piano en sourdine, et chante bas. « La lampe Tiffany s’allumait quand on la touchait, j’étais le roi du monde. Je buvais zéro alcool. »
Il déplie sa carcasse massive, se lève, gueule : « C’est quoi cette interview, on meurt de soif. » « À 30 ans, j’étais alcoolo », dit-il sans inflexion. Le succès de La superbe est un parpaing qui lui tombe dessus. « J’étais sûr que je serais poète maudit à vie. »
Mais il remplit les salles et les petites bouteilles d’eau de vodka. Cinq litres par jour. « J’étais mort de trouille, en fait. » Un jour, en tournée, le régisseur fait les comptes : trente bouteilles de vodka par semaine, ça douille. « Ce n’était pas agréable, je devenais gras, je n’étais même pas bourré. Je suis parti au bord de la mer avec les enfants. Pendant six mois, je n’ai plus touché une goutte d’alcool. Et plus jamais d’alcool fort. »
Depuis, l’ivresse est devenue un outil de travail. « En studio, il m’arrive d’être bourré. Deux-trois verres vont me faire partir, faire taire mon putain de cerveau, ma dureté avec moi-même qui m’empêche de baiser une chanson quand je suis à deux doigts de trouver un truc. »
Benjamin Biolay, un séducteur affirmé
Barde pop de l’amour qui foire, Biolay transfigure ses errances et ses excès en succès. « On a fait de moi le successeur de Serge Gainsbourg. Mais je n’aurais pas pu réaliser quarante albums pour les autres si j’avais été une épave. » Il est beaucoup sorti en club. Au Baron au début des années 2000 : « Il y avait un côté très libertaire et hédoniste, un peu hippie. » Au Montana plus récemment. Ou à Bruxelles. Il a écrit : « Je n’ai pas de cœur, je n’ai que ma queue. »
Comment Benjamin Biolay vit-il la réputation de queutard invétéré qu’on lui prête ? « J’ai souvent l’impression qu’on parle de quelqu’un d’autre, mais il doit y avoir un fond de vrai. Queutard non, séducteur oui. J’ai eu beaucoup d’aventures, toujours dans le respect de tout le monde. Et je me suis souvent fait paparazzer. Voilà. »
Au cinéma, Benjamin Biolay joue toujours les mêmes rôles. « L’amant éconduit ou le connard. »
Il passe du tu au vous, ni chaleureux ni antipathique, soigneusement indéchiffrable. Il jure qu’à Paris, il ne sort plus. « Parce qu’à un moment, les gens sont bourrés, ça part en échauffourée, ça me gonfle. » Parfois, il boit des coups Chez Georges, rue des Canettes. « C’est cool, il y a souvent des étudiants en philo qui n’ont pas allumé une télé depuis vingt-cinq ans. »
À Sète, la nuit, tout le monde sort sa table de jardin, les bouteilles de Ricard, on joue de la musique.
La nuit est son alliée. « Il n’y a pas les mêmes sons. On est moins nombreux, il n’y a que des gens qui perdent leur temps. » À Buenos Aires, il va de fête en milonga (bals de tango) « jusqu’au matin, mais ce n’est pas Babylone non plus ».
À Sète, « la nuit, tout le monde sort sa table de jardin, les bouteilles de Ricard, on joue de la musique. Rien de crado, des nuits trop bien ». Au bord de la Méditerranée, il y a toujours un moment où il se dit : « Putain, en face là, à quelques kilomètres, ça meurt. Les pêcheurs sétois vont pêcher le thon en Libye, ils voient ce qui arrive. » De cette réalité, il a fait une chanson, La traversée.
Un impassible pas insensible
Dans deux mois, Benjamin Biolay aura 50 ans. Il n’est pas fâché avec l’amour, cela prend seulement d’autres formes, des amitiés très fortes sans sexe, l’amour pour ses enfants, et la musique. Il refuse de ne pas croire aux fantômes. La mort d’Hubert Mounier, chanteur du groupe L’Affaire Louis’ Trio, en 2016, est la seule chose à laquelle il ne se fait pas. « Écoutez l’album, il y a une note ou deux, c’est lui qui chante à ma place, c’est sa voix. »
Le musicien se livre, impavide. « J’ai le cuir épais, je suis imperméable mais pas insensible, ça ne se voit pas. » Voilà.
Pour terminer, il autorise un inventaire de ses breloques. Une chaîne en argent torsadé planquée sous le T-shirt, « c’était à l’arrière-arrière-grand-mère de ma fille argentine », une broche à pampilles, « donnée dans un sac de trucs à Cannes », il la retourne : « C’est Dior. » Une croix orthodoxe à l’oreille. « Plus jeune, je mettais beaucoup de boucles d’oreilles. Mais quand j’ai signé chez Virgin, on m’a dit que c’était trop beauf. J’ai arrêté d’en mettre à la télé. »
Qui est Benjamin Biolay ? Le morceau qui ouvre l’album s’appelle Calidum cor, frigidum caput. Le cœur ardent, la tête froide. Il dit que ça lui ressemble un peu.
Saint-Clair (Polydor), de Benjamin Biolay. Sortie le 9 septembre.
13 questions après minuit
Dormez-vous bien la nuit ?
Je préfère dormir tout court. Au bout d’une heure et demie, j’écoute Fabrice Drouelle, j’aime trop. Il a une diction très Gainsbourg Melody Nelson, fan-tas-tique. Je peux aussi refaire la déco de mon appartement, changer les meubles de place.
Votre mère vous embrassait-elle au coucher ?
Non.
Vos boissons et nourriture nocturnes ?
L’eau gazeuse et le raisin. Et le fromage, j’adore, mais quand j’en mange je prends vingt-sept kilos.
Qu’y a-t-il sur votre table de nuit ?
Une bougie, un bouquin. En ce moment, je lis des essais sur la politique.
Vos carburants d’après-minuit ? Alcool, Xanax, sexe, drogue, sucre ?
Sexe ! C’est un des trucs les plus cool et c’est gratos. Xanax, non. Pour les gens comme moi qui auraient tendance à se droguer s’ils ne font pas attention, le Xanax si on envoie un peu, c’est très cool. Et dangereux. Mac Miller, l’un de mes artistes préférés, est mort en se faisant des lignes avec du Xanax et du 7Up. La cocaïne, non. Je connais plus de survivants de l’héroïne que de la cocaïne à haute dose. L’héroïne, c’est trop bien, notamment au niveau de la créativité. C’est d’ailleurs ce qui rend cette drogue dangereuse. Comme avec la foi, on touche l’immatériel et le surnaturel. Je n’aime pas perdre totalement le contrôle, j’y suis donc très peu allé.
Avez-vous une bonne étoile ?
Bien sûr ! Avoir le talent et la volonté, sans bonne étoile, ça ne suffit pas. Mais si on fout rien, on ne la voit même pas scintiller.
Boule à facettes ?
J’adore danser. Dans nos loges, on danse tout le temps. Sur du reggaeton, des trucs du quartier plutôt du Sud. Mon batteur adore danser sur de la techno un peu hard comme un teufeur ardéchois. Le tube s’appelle L’enculeur d’arbre. Et je fais souvent des soirées Raclette Do Brasil. On mange de la raclette en dansant sur de la musique brésilienne.
La nuit la plus dingue ?
Celle de la naissance de ma fille Anna, une belle nuit de printemps. Ça s’est déclenché à minuit. Sur les Champs, sa maman (Chiara Mastroianni, ndlr) voulait s’arrêter pour acheter des clopes alors qu’elle ne fumait plus. La naissance de ma seconde fille à Buenos Aires est folle aussi.
Le plus trash la nuit ?
La vraie crise de « munchies ». Quand tu as trop fumé de pétards, tu as la dalle, tu détruis le frigo. Se faire tatouer à trois heures du matin par un mec bourré, c’est pas trash, c’est marrant. À Bruxelles, évidemment.
Qu’aimez-vous le plus la nuit ?
La musique. Et cette impression unique de voler quelque chose.
Les mots de la nuit ?
Tendre est la nuit.
Le parfum de la nuit ?
Opus 1870 de Penhaligon’s, après la douche le soir.
La chanson de la nuit ?
When the Night Comes de Dan Auerbach, le chanteur des Black Keys, c’est sublime.
Cette interview a été initialement publiée dans le Marie Claire numéro 841, daté octobre 2022.
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