21h. La nuit s’est emparée du second jour de Rock en Seine. Les dernières vocalises d’Hannah Reid, chanteuse de London Grammar, s’évanouissent au loin. L’orage rock de Nick Cave ne devrait pas éclater avant une bonne heure. Alors, un flot d’oreilles curieuses (ou connaisseuses) se déverse doucement jusqu’à la scène Cascade. Les yeux s’écarquillent. En moins de 24 heures, les guitares et amplis des Fontaines D.C. ont été effacés de l’histoire. Seuls demeurent quatre pupitres rectangulaires, et quatre croix de pixels blancs incrustées dans un écran rouge éclatant. La machine allemande Kraftwerk (« centrale électrique ») ne demande plus qu’à être activée.
Casquette Arctic Monkeys vissée sur ses boucles rousses, Chloé ne connaît les pionniers de la musique électronique presque que de nom. Peut-être car les premières productions de la formation précèdent sa naissance de trois ou quatre décennies. « Mais on sait que c’est un truc à voir. » À quelques personnes d’intervalle, l’état d’esprit change du tout au tout. Sophie a fait le déplacement à Saint-Cloud en grande partie pour le groupe de Ralf Hütter. Il y a une quarantaine d’années, elle les découvre par l’éloge qu’en fait David Bowie, puis court les voir à Lille. « En 90 ou en 91. »
« J’espère qu’ils vont mettre une claque à James Blake »
21h15. « Meine Damen und Herren » (« Mesdames et messieurs »). Les salutations retentissent dans une voix robotique. Combinaisons quadrillées, quatre silhouettes à la démarche d’automates glissent jusqu’aux quatre consoles. « Eins, zwei, drei, vier… » (« Un, deux, trois, quatre… »). Avec une pluie de chiffres verts en fond, le décompte inquiétant de leur morceau Numbers ouvre l’épopée électronique. Planant sur Radioactivity, quasi-dansant sur The Model, fulgurant sur The Robots… Sorties tout droit des années 70 et 80, les sonorités toujours hypnotiques des synthétiseurs et boîtes à rythmes de Kraftwerk attrapent la fosse.
« Autobahn ! Autobahn ! Autobahn ! » Dans le public, certains aficionados réclament même certains des morceaux qui ont imprégné l’électro, la techno, la pop et même le hip-hop de la fin du XXe siècle. « Quitte à choisir, on préfère écouter des pionniers de la musique électronique, sourit Eddy, fan en devenir. Surtout que mes potes me tueraient si je ratais ça. » Plus de quatre décennies après avoir cassé les codes avec leurs mélodies synthétique, les Dusseldorfois piratent et reprogramment l’ADN rock des festivaliers. Déjà conquis, Fred n’a qu’un souhait malicieux : « J’espère qu’ils vont mettre une claque à James Blake » (multi-instrumentiste électronique trentenaire qui les précédait sur la scène).
« Gesamtkunstwerk » : une œuvre d’art totale
Aux côtés de Fred, Majid a déjà été transporté par l’univers du groupe aux Transmusicales de Rennes en 2004. Et pour lui, le show dépasse de loin la simple odyssée musicale : « Kraftwerk c’est aussi tout ce qu’il va y avoir derrière, cette scénographie exceptionnelle et harmonieuse ». Sur les nez d’une grande majorité de l’auditoire, des lunettes en carton blanches distribuées préalablement ont été chaussées. Car pour qualifier leur performance “3D”, les Allemands ont choisi un mot : “Gesamtkunstwerk”. Traduction : une œuvre d’art totale.
Une autoroute tout droit sortie d’un fond d’écran Windows XP pour Autobahn, l’errance d’une soucoupe volante jusqu’au domaine de Saint-Cloud pour Spacelab, des cyclistes dans un noir et blanc effréné pour Tour de France… Les graphismes rétro-futuristes projetés derrière le quatuor fascinent les néophytes autant que les fanatiques. Parfois perplexe face à la musique, Alex se laisse emporter par le voyage visuel. « On dirait que la soucoupe vole vraiment », s’émerveille la jeune femme. Après une heure et quinze minutes d’expériences musicales et/ou de plongée virtuelle, chaque spectateur a pu garder la fraction d’art qui l’attirait le plus. Et c’est sûrement là le talent des machinistes de Kraftwerk.
Rock en Seine à Paris du 25 au 28 août 2022 (consultez le programme complet), avec une sélection de (re)diffusions de concerts sur la plateforme france.tv avec Culturebox à cette adresse.
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