- Comme une évidence
- Investir mon héritage
- Sous la poussière, les secrets
- Construire ensemble un projet familial
- La maison comme un trait d’union entre plusieurs familles
“J’ai toujours freiné à l’idée de devenir propriétaire. J’ai grandi avec des parents nomades, on a dû déménager dix fois dans Paris et, comme eux, j’ai toujours été locataire.
En vieillissant, je me suis dit que ce serait bien d’acheter une maison, pas pour faire un bon placement ou une plus-value mais, à 55 ans, après avoir toujours vécu intra-muros et après deux confinements, j’ai eu le fantasme du café dans le jardin.
Et puis je voulais une grande maison de famille, avec au moins deux étages, une chambre pour chacun de mes trois enfants – mon fils aîné a 29 ans, mes deux filles, 26 et 21 ans – et une grande pièce à vivre. J’avais des critères précis : elle devait être à moins de 200 km de Paris, accessible en train régional, pas en TGV, trop cher, et être payée cash pour ne pas emprunter.
J’ai tracé un cercle et je suis tombée par hasard sur une petite ville du Calvados. J’avais sur le papier un budget de 400 000 euros mais je ne voulais pas investir au-delà de 240 000, travaux compris.
Comme une évidence
Je suis mère célibataire, ma dernière fait des études chères et j’ai un loyer parisien à payer chaque mois. Inscrite sur le site d’une agence immobilière de la région, je reçois beaucoup d’annonces, tout le temps, et rien ne me convient. Je trouve les maisons moches ou très isolées.
Citadine, je n’ai pas envie de vivre au milieu d’un champ. Je clique, je regarde trois images et je laisse tomber. Et puis, il y a un an pile, je tombe sur la photo d’une maison bourgeoise en briques. Je lis : “4 chambres, en ville avec 700 m2 de jardin et un lavoir.” Cette annonce m’intrigue.
Les lieux n’ont pas été habités depuis vingt ans. Elle est recouverte de lierre, les volets sont pourris, mais à l’intérieur, je vois des carreaux de ciment et des tomettes sublimes, des cheminées et de beaux planchers et, au premier étage, une porte avec un très joli vitrail. J’envoie tout de suite un SMS à l’agence. Quelques jours plus tard, je donne rendez-vous à ma tante car je n’y connais rien en tout-à-l’égout, chauffage, toiture…
J’arrive et je découvre une maison abandonnée, lugubre : la grille est rouillée, le jardin étouffe sous les herbes folles, des chaînes et des cadenas sont accrochés à toutes les portes. Ma tante pose mille questions, moi, je reste silencieuse mais j’ouvre les volets et je fais un tour complet. Je vois déjà où je vais installer ma chambre. Cette maison est pour moi. J’arrive à la négocier en dessous de 100 000 euros et avec les travaux, elle m’en coûtera moins de 200 000. Et elle est en ville.
Je n’ai pas de permis de conduire, je dois pouvoir faire mes courses à pied. Or dans cette petite ville charmante de trois mille habitants, dans le pays d’Auge, on trouve une médiathèque, une librairie, un bar-tabac, une excellente pâtisserie, une épicerie avec les produits locaux, une pharmacie, il y a de la vie. Et je ne suis qu’à trente minutes de la mer en train.
Investir mon héritage
Ma bonne étoile a encore brillé. J’ai toujours eu de la chance et je ne crois pas au hasard.
Cette maison, je l’achète avec l’argent que mes grands-parents paternels m’ont légué. Je veux investir cet héritage dans une maison où, avec ma famille, c’est-à-dire mes trois enfants, je repars de zéro. Je n’ai plus ma mère, je n’ai jamais connu mon père biologique ni sa famille et je vois peu celui qui m’a adoptée et élevée. C’était le deuxième mari de ma mère, laquelle, jusqu’à son lit de mort, ne m’a rien révélé sur ma famille paternelle.
C’est le notaire qui m’a appelée pour m’annoncer que j’héritais d’un appartement dans le 11e arrondissement de Paris. Cela m’a paru une évidence : cet argent tombé du ciel allait nous offrir notre maison de famille. J’ai conscience que je pose une première pierre, jusqu’ici, je n’ai été propriétaire de rien. J’achète un lieu pour mes enfants, leurs conjoints, leurs amis, les miens, pour tous ceux que j’aime. Un lieu où on se reconstruit aussi.
Sous la poussière, les secrets
Quand j’y suis entrée la première fois, j’ai vu la poussière qui recouvrait tout, les toiles d’araignées, le temps y était suspendu… exactement comme le jour où, avec les enfants et un serrurier, j’ai ouvert la porte blindée de l’appartement de mes grands-parents inconnus. Il était fermé depuis dix ans. Tout était enfoui sous des couches de poussière, leurs bijoux, leurs vêtements, leurs objets, la cafetière encore posée sur la gazinière.
J’ai mis six mois pour le vider. J’ai découvert les albums de famille où j’ai enfin vu le visage de mon père, à qui je ressemble étrangement. Son acte de décès aussi, il est mort à 30 ans dans un accident de voiture. J’ai découvert aussi qu’ils étaient juifs, des Juifs alsaciens.
Ma mère avait posé une chape de silence sur tout ça. Et voilà que cinq ans plus tard, je me plonge dans l’histoire de ma maison qui a été une maison de famille, fermée pendant vingt ans.
Construire ensemble un projet familial
J’échange des mails avec l’une des propriétaires. Âgée de 75 ans, elle me raconte des anecdotes sur chacune des pièces, ce qu’elle y a vécu enfant après la guerre. J’ai commencé à faire un livre d’or avec tous ses mails. Elle a été la plus heureuse des petites filles avec son grand-père, qui fermait l’écluse du lavoir pour qu’elle s’y baigne avec ses sœurs.
Leur grand-mère était une femme hyper moderne, brillante, une chercheuse. Elle jouait du piano, jardinait, avait installé son bureau dans la pièce au joli vitrail où, enfant, elle et ses sœurs n’avaient pas le droit d’entrer à cause des livres éparpillés partout. Tout ça me parle, j’ai l’impression de les connaître. Leur grand-mère avait fait de cette maison un lieu de rencontres, des artistes y avaient table ouverte.
Cette dame qui m’écrit vit en Israël. Ils sont juifs, comme mes grands-parents paternels. Le lendemain de la visite, j’ai appelé mes amis et réuni un conseil de famille avec mes enfants. J’avais la trouille : “Le prix n’est pas élevé, il y a forcément un loup…” Tous les trois m’ont répondu : “Achète-la, maman, c’est génial !”
Très vite est venue l’idée du compte commun. On se cotise tous – deux d’entre eux travaillent –, on y dépose chaque mois cinquante euros chacun, on ajustera après, pour payer les doubles factures d’électricité, d’eau, d’assurance. Cette maison est un projet collectif, il faut que je puisse piocher dans ce compte quand je suis ric-rac.
J’ai signé en décembre dernier et on a commencé les travaux en janvier. J’y ai dormi avec mes deux filles la première fois fin mars, sur des matelas pneumatiques, et depuis le 20 avril, on a de vrais lits, de l’eau chaude et même un radiateur dans la salle de bain.
Leur père m’a quittée quand mes enfants étaient petits – ma dernière avait 18 mois. Même si cela a été chaotique, j’ai toujours tenu la barre, mais ils n’avaient pas de point d’ancrage, un lieu à partager. Une maison, ça les rassure. Chacun décore sa chambre avec le papier peint et les couleurs de son choix, c’est leur espace dans un espace.
J’ai acheté une voiture d’occasion, ils ont leur permis de conduire, on sillonne la région et ses brocantes pour décorer la maison. J’ai récupéré de jolis objets de déco, comme des vases Vallauris assez rococo chez mes grands-parents paternels. Ils iront très bien dans notre maison.
Dans ma chambre, j’ai gardé un mur entier avec le papier peint d’origine, on a nettoyé et replacé des portemanteaux anciens pour conserver des traces du passé.
La maison comme un trait d’union entre plusieurs familles
En fait, cette maison est comme un trait d’union entre plusieurs familles, celle de mon père, que je n’ai pas connue, celle des anciens propriétaires et celle que je construis. C’est comme un pacte entre nous. Avec ce mystère : la découverte de nos origines juives communes.
Lors de la signature, on nous a dit qu’il y avait un trésor dans cette maison. Depuis, mes enfants sont à fond et veulent retourner le jardin. En fait, cette maison est un trésor. Pourquoi, parmi les mille mails que je reçois au bureau chaque jour, cette maison m’a sauté aux yeux.
Je pense que dans la vie, il existe des signes. Je me dis que mes grands-parents et cette famille se sont peut-être croisés, un jour. Je ne crois pas au hasard mais aux rencontres, le sel de la vie, et cette maison, c’est une rencontre.
Le premier week-end, avec mes filles, on a repeint la grille. Je les ai découvertes sous un autre jour, bricoleuses, bosseuses, avec une réelle envie de s’investir. Oubliés, les portables greffés aux mains : on gratte les pierres, on peint les murs, ensemble, on construit notre nid. »
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Témoignage publié dans le magazine Marie Claire n°840, août 2022
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