“Dans ce moment de peur et d’incertitude, Gomperts est une lueur d’espoir, qui se lève pour soutenir le principe que l’avortement est un droit humain”. Voilà comment Cécile Richards, ancienne présidente du Planning Familial américain, décrivait Dr Rebecca Gomperts auprès du Times en 2020.
Cette année-là, la médecin hollandaise vient d’être nommée parmi les 100 personnalités les plus influentes du monde. Car, si sa voix est posée, son engagement est retentissant.
Voilà plus de vingt ans que Rebecca Gomperts, la cinquantaine passée, se bat pour la promulgation du droit à l’avortement pour toutes. Aujourd’hui à la tête de trois organisations, Women on Waves, Women on Web et Aid Access, elle propose un service de télémédecine destiné aux femmes n’ayant pas accès aux avortements sécurisés dans leur pays.
Ainsi, elle et ses équipes leur délivrent – légalement – des pilules abortives.
Alors que les États-Unis ont le droit à l’avortement en révoquant l’arrêt Roe v Wade le 24 juin 2022, l’engagement de Rebecca Gomperts, intact, prend une nouvelle ampleur.
Marie Claire : Voilà plus de 20 ans que vous militez en faveur du droit à l’avortement pour toutes, quand avez-vous réalisé qu’il s’agissait d’une urgence sanitaire et humanitaire ?
Dr Rebecca Gomperts : « Lors de mes études de médecine, je me sentais déjà concernée par la santé sexuelle. Puis, j’ai fait un stage en Guinée qui m’a ouvert les yeux.
Dans le petit hôpital où j’avais été affectée, j’ai vu passer beaucoup de femmes présentant des saignements graves, qui les conduisaient parfois à la mort. J’ai vite compris qu’elles étaient les victimes d’avortements clandestins.
Je n’étais pas au fait de cette réalité, ça a été très violent. Et il m’a fallu du temps pour comprendre qu’il ne s’agissait pas ‘que’ d’un problème de moyens et de structures. Ce n’est que quand je me suis engagée auprès de Greenpeace que j’ai compris que cela avait surtout à voir avec la politique et les lois qui régissent le corps des femmes.
En 1999, vous créez Women on Waves, une organisation mobile proposant des services d’avortement dans les eaux internationales aux femmes originaires de pays interdisant l’IVG. Comment vous organisiez-vous ?
Avec Women on Waves, l’idée était de s’approcher des côtes de pays où l’avortement était (ou est toujours) illégal, pour que l’on puisse embarquer des femmes dans les eaux internationales où la loi hollandaise s’appliquait, le bateau ayant été loué aux Pays-Bas.
Pour notre première traversée, nous sommes allés en Irlande. Nous avions installé une clinique mobile sur le pont qui comportait tout le matériel nécessaire, même pour pratiquer des avortements chirurgicaux, mais nous n’en avons jamais pratiqués.
En 2000, la pilule abortive a été autorisée aux Pays-Bas et nous avons pu commencer à naviguer avec les médicaments. Ça a changé la donne.
Comment cette initiative a-t-elle était reçue, par les femmes dans le besoin, mais aussi par les opposants à la légalisation de l’avortement ?
La critique principale était que nous nous rendions à l’étranger tels des néo-colonialistes, alors que nous travaillions avec les organisations féministes locales.
Dès que nous nous sommes approchés des côtes nous avons été inondés d’appels de femmes en détresse.
Tout le monde nous disait que personne ne viendrait demander notre aide sur le bateau, parce que les Irlandaises ‘n’avaient qu’à se rendre en Angleterre’, mais dès que nous nous sommes approchés des côtes nous avons été inondés d’appels.
Au-delà de prescrire l’avortement médicamenteux, il y avait un énorme travail d’éducation. Pour nous, c’était un très bon moyen de rendre l’IVG visible en tant que droit humain et de la décriminaliser dans la pensée collective.
En 2005, vous créez votre seconde organisation, Women on Web, qui a ouvert l’IVG médicamenteuse par téléconsultation au monde. Ce développement était-il la réponse à un besoin grandissant ?
Avec la médiatisation du navire, beaucoup de femmes ont commencé à nous envoyer des e-mails : ‘quand est-ce que le navire sera là ?’, ‘j’ai besoin d’un avortement et d’aide maintenant’. Mais ce n’était que des campagnes ponctuelles, donc nous avons dû repenser le modèle.
Nous savions que les pilules pouvaient être expédiées, mais il fallait s’organiser pour contourner les différentes lois.
L’association est-elle sollicitée en France ?
On pourrait croire que dans les pays où l’avortement est légal, nous n’intervenons pas. Tout le monde pense qu’il est facile de se faire avorter en France, mais ça n’est pas le cas.
Les recherches que nous avons menées montrent que beaucoup de femmes ne peuvent toujours pas accéder aux services d’IVG. Les cas de figure sont multiples : un partenaire contrôlant, les déserts médicaux, les médecins qui refusent de prescrire les médicaments, les jeunes filles qui n’osent pas en parler, les femmes étrangères qui n’ont pas accès à la Sécurité sociale…
C’est pourquoi nous devons nous assurer que, partout, les médecins utilisent ce nouvel outil qu’est la téléconsultation. Si la crise du Covid-19 a pu aider en cela, le Ministère de la Santé nous a contactés dès 2019 pour en savoir plus sur nos études et nos services.
Notre publication leur a fait comprendre que s’ils ne légalisaient pas l’IVG par télémédecine, d’autres le feraient de manière détournée (le décret n°2022-212 du 19 février 2022, autorise le corps médical à délivrer une ordonnance pour des médicaments abortifs par téléconsultation, ndlr).
Depuis 2018, vous êtes également à la tête d’Aid Access, une organisation qui fournit un accès à l’avortement médicamenteux par courrier dans le monde entier. Vous le présentez comme un projet de justice sociale, en quel sens est-il différent de Women on Web ?
Après plus de dix ans avec Women on Web, nous ne pouvions plus répondre aux autres demandes que celles d’information et d’éducation.
Nous fournissions des détails sur les endroits où les femmes pouvaient se procurer les pilules, mais beaucoup revenaient vers nous parce qu’elles n’avaient pas les moyens de les acheter, notamment aux États-Unis, où la demande était importante.
Le but de cette nouvelle organisation était que toute personne ayant besoin d’un avortement puisse l’obtenir, qu’elle ait de l’argent ou non. Notre service est basé sur la solidarité, celles qui peuvent payer la totalité du montant aident à couvrir les frais pour celles qui ne le peuvent pas.
Nous apprenons aux femmes à reconnaître une complication, même si elles sont très rares. En ce sens, nous fournissons toujours du misoprostol supplémentaire, car il aide à vider l’utérus.
Et il y a un vrai suivi. Nous envoyons un e-mail 5 semaines après l’envoi, pour prendre des nouvelles. Nous avons environ 75% de retours, ce qui est bien plus que n’importe quel hôpital ou clinique qui pratique l’IVG.
Nous apprenons également aux femmes à reconnaître une complication, même si elles sont très rares. En ce sens, nous fournissons toujours du misoprostol supplémentaire, car il aide à vider l’utérus. Le traitement habituel est d’une pilule de mifépristone et quatre de misoprostol, mais nous en envoyons toujours huit ou douze, juste au cas où.
Concrètement, comment parvenez-vous à contourner les différentes législations et maintenir vos services légaux ?
Aujourd’hui, l’organisation est basée au Canada, et les médicaments sont expédiés d’Inde où le misoprostol (le médicament, qui en association avec la mifépristone, provoque l’avortement, ndlr) a été légalisé dès 2004.
La méthode est simple : après une consultation en ligne conduite par un médecin, nous dirigeons la femme vers une pharmacie ou un Planning Familial proche de chez elle, quand l’IVG est légalisée dans le pays, sinon nous envoyons l’ordonnance à une pharmacie indienne, qui expédie les pilules discrètement à la patiente.
En octobre 2021, le Texas interdisait les IVG après 6 semaines de grossesse, comment vous êtes-vous organisée pour composer avec ce court délai ? Les requêtes ont-elles été accentuées par ce premier affront au droit à l’avortement ?
La demande était déjà élevée aux États-Unis, mais avec ce qui s’est passé au Texas, l’organisation est devenue plus connue. Nous avons observé trois fois plus de demandes après cette première décision.
Quant aux délais, j’ai le droit de prescrire des médicaments aux personnes qui en ont besoin. Je suis les recommandations de l’OMS, qui sont de 12 semaines. Je travaille sous ma conscience médicale et éthique. Je sais que je suis dans la légalité.
Si j’exerçais au Texas, j’enfreindrais la loi, mais ce n’est pas le cas. Bien sûr qu’on m’a intenté des procès en 20 ans, mais je les ai toujours gagnés (rires).
Le 24 juin 2022, la Cour Suprême a annulé l’arrêt Roe v Wade qui garantissait le droit à l’avortement aux États-Unis. Avez-vous observé une demande plus pressante dans les heures qui ont suivi la décision, notamment dans les États qui ont presque immédiatement rendu l’avortement illégal ?
Oui, avant la décision, nous recevions 600 e-mails par jour de femmes américaines et après l’annonce de la révocation, on a en reçu 4000. La demande est toujours très élevée et ça ne risque pas de s’arranger puisque la liste des États interdisant l’IVG s’allonge.
Avant la décision, nous recevions 600 e-mails par jour de femmes américaines et après l’annonce de la révocation, on a en reçu 4000.
Il y a un grand groupe de personnes qui répond aux e-mails 24h/24 et 7j/7. Mais nous avons besoin de plus de monde, parce que nous ne voulons laisser personne dans la tourmente. Nous savons que les prochaines semaines vont être cruciales.
Des députés conservateurs évoquent déjà l’idée de rendre la pilule abortive illégale, justifiant qu’elle serait “dangereuse”. Que répondez-vous à cet argument et pensez-vous que cette interdiction pourrait devenir une réalité ?
Aux États-Unis, je dirais que tout est possible malheureusement. Nous ne pouvons rien prévoir. Mais cela n’affectera pas mon activité. Je continuerai toujours, je suis habituée aux pays où le droit à l’avortement est bafoué.
La science le dit : la pilule abortive présente moins de risques pour la santé que le paracétamol ou le Viagra.
Quant à dire que l’avortement médicamenteux est dangereux, c’est faux. Chaque femme devrait pouvoir aller à la pharmacie et acheter ces pilules le plus simplement du monde. La science le dit : elles présentent moins de risques pour la santé que le paracétamol ou le Viagra.
Mais on ne regarde pas la science, on préfère réglementer le corps des femmes. Pourtant, quand j’ai commencé il y a 20 ans, la mortalité due aux avortements clandestins était bien plus importante qu’aujourd’hui. C’est grâce à la pilule abortive, qui a eu un impact énorme sur la vie et la sécurité des femmes, qu’on ne compte pas plus de mortes.
Justement, Women on Web conduit actuellement des recherches pour démontrer l’efficacité de la mifépristone en tant que pilule contraceptive. Quels sont vos premiers résultats ?
Oui, notre volonté est de rendre disponible la mifépristone comme un contraceptif hebdomadaire.
La posologie serait de 50 mg par semaine, soit 1/4 de ce que l’on utilise pour une IVG. Nos premiers résultats ont montré qu’elle ne présente pas d’effets secondaires, comme les contraceptifs hormonaux (dépression, baisse de libido, thromboses…) et qu’elle aurait un effet positif sur l’endométriose.
Après plusieurs décennies de lutte, comment parvenez-vous à garder espoir alors que les droits des femmes régressent dans de nombreuses zones du monde ?
Tout d’abord parce que durant toutes ces années, j’ai aussi vu beaucoup de positif. L’IVG est devenue légale en Argentine, en Irlande, au Portugal, en Corée du Sud, en Colombie… Malheureusement, il y a des pays qui reculent. Cela montre à quel point la démocratie est vulnérable et que nos droits ne sont jamais vraiment acquis, surtout quand on est une femme.
Mais nous serons toujours là, même dans les heures les plus sombres. On continuera à organiser des IVG sécurisées et à faire de l’information, de la recherche et de la prévention. Il y a toujours de l’espoir quand on y croit. »
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