Tout a commencé par des photos de profil supprimées sur les réseaux sociaux, qui ont fait naître la rumeur d’un retour imminent. Puis une annonce, en lettres blanches sur fond noir, a enflammé les fans de Beyoncé comme les médias : la chanteuse américaine dévoilera un nouvel album le 29 juillet. La surprise ne réside pas tant dans la sortie de ce premier opus solo en six ans, mais dans le fait qu’il soit précédé d’un premier single, Break My Soul, mis en ligne le 20 juin. Car « Queen Bey » nous avait jusqu’à présent habitués à en dire le moins possible sur ses projets.
En 2013, elle avait créé un petit séisme en sortant son quatrième album en pleine nuit, sans prévenir. « A cette époque, les artistes faisaient beaucoup de promotion en amont, avec des campagnes d’affichage géant à Times Square, des interviews, des photos, pour que le public soit averti en amont d’une sortie, rappelle Keivan Djavadzadeh, maître de conférence en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 8. Beyoncé avait pris le contre-pied total de cette stratégie, avec ce que beaucoup ont perçu comme une forme d’émancipation artistique et commerciale. »
Un temps d’avance sur l’industrie
La chanteuse elle-même reconnaît cette envie de « casser les codes ». « Il y a tellement de choses qui s’immiscent entre la musique, l’artiste et ses fans, justifie-t-elle à l’époque, dans un communiqué cité par le New York Times*. Je ne voulais pas que qui que ce soit annonce quand mon album sortirait. Je voulais juste qu’il soit dévoilé quand il serait prêt, par moi et à mes fans. » Le contenu même de cet album éponyme est inattendu : 14 morceaux, mais aussi 17 clips vidéo.
Avec cet « album visuel », Queen Bey montre qu’elle « prend au sérieux le tournant pris avec l’explosion du streaming audio et vidéo, au moment où les ventes physiques de CD s’effondrent », juge Keivan Djavadzadeh, auteur de Hot, Cool & Vicious. Genre, race et sexualité dans le rap états-unien (Editions Amsterdam, 2021). Et les retombées ne sont pas seulement commerciales : la star pousse l’industrie musicale américaine à une évolution notable, selon Vox*. Le jour de sortie des albums, habituellement fixé au mardi aux Etats-Unis, est décalé au vendredi, jour de la mise en ligne de Beyoncé.
« Aujourd’hui, d’autres artistes sortent des projets par surprise ou produisent des ‘albums visuels’. Mais en 2013, ce n’était pas la norme. Beyoncé a en partie initié ces tendances. »
à franceinfo
Ce bon coup marketing paie très vite : Beyoncé se vend à 600 000 exemplaires en un week-end, rapporte le site The Week*. « A une époque où les singles représentent la majorité des ventes de musique pop, l’album est présenté aux fans comme une œuvre multimédia complète qui doit être achetée dans son entièreté pour 16 dollars », souligne le New York Times. Le tour de force est d’autant plus réussi que l’opus n’est dans un premier temps disponible que sur iTunes, la plateforme d’Apple : pour éviter toute fuite, Columbia a décidé d’attendre sa mise en ligne pour commencer à produire les CD. Du jamais-vu.
Des partenariats exclusifs (et rentables) avec des plateformes de streaming
Trois ans plus tard, Beyoncé utilise la même recette pour Lemonade. Cette fois, l’album surprise est accompagné d’un film d’une heure et n’est d’abord disponible que sur Tidal, la plateforme de streaming de son mari Jay-Z. « Queen Bey » est acclamée par la critique et s’offre, au passage, de nouveaux records : 12 morceaux figurent en même temps dans le classement Hot 100 des chansons les plus populaires du magazine spécialisé Billboard* et 653 000 albums sont vendus en un week-end.
Alors que le téléchargement illégal de musique avait quasiment disparu à la faveur de l’essor des plateformes de streaming, Lemonade relance le piratage, relève Pitchfork*. La disponibilité très limitée de l’album suscite la curiosité et l’engouement du public.
Mais pour garantir sa longévité, Beyoncé a besoin d’élargir sa base de fidèles, surnommée la « Beyhive ». C’est tout l’intérêt des partenariats que la chanteuse noue avec des plateformes comme Netflix et Disney+. La première a diffusé un documentaire sur son concert à Coachella, Homecoming. La deuxième aurait signé un contrat de 100 millions de dollars avec Beyoncé, incluant notamment l’exclusivité de son film musical Black is King, selon le magazine Elle*.
« Ces partenariats sont gagnant-gagnant : Netflix et Disney apportent de la diversité dans leurs catalogues ; Beyoncé rend sa musique accessible à tout instant à un public qui ne la connaissait pas forcément. »
à franceinfo
L’avènement du streaming a été majoritairement défavorable aux artistes en termes de rémunération. Mais « Queen Bey » réussit à tirer son épingle du jeu avec ces contrats juteux, qui lui permettent de diversifier ses sources de revenus. Une manne financière particulièrement bienvenue alors que la pandémie a mis un coup d’arrêt aux tournées, qui constituent l’essentiel des recettes des chanteurs. Tous les artistes n’ont toutefois pas ce type d’opportunités. « Cela illustre le statut et le poids particuliers qu’a Beyoncé dans l’industrie musicale », insiste le chercheur.
Une icône de la musique « à l’ancienne »
Beyoncé est « à part », et cela se remarque aussi à ses longues périodes de silence. Ses rares interviews, publiées dans des magazines de mode comme Harper’s Bazaar* et Vogue*, sont espacées de près d’un an. Et si son compte Instagram est régulièrement enrichi de nouvelles publications, la chanteuse n’a plus tweeté depuis mai 2020, sans que cela n’affecte sa notoriété.
https://www.instagram.com/p/CSZQ76Dr-iv/
Une publication partagée par Beyoncé (@beyonce)
Ces communications très rares (qui illustrent le besoin constant de la star de contrôler son image) contribuent, elles aussi, à créer l’engouement. « La majorité des stars s’expriment énormément, dans les médias et surtout sur les réseaux sociaux. Beyoncé, elle, utilise ses comptes pour faire la promotion de ses projets mais en révélant très peu d’éléments sur sa vie privée », note Keivan Djavadzadeh.
Pour le chercheur, c’est précisément ce caractère « inaccessible » qui permet à l’Américaine de « se poser en icône de la pop culture ». « C’est une forme de célébrité qu’on pensait dépassée, voire vouée à disparaître, explicite-t-il. Mais en refusant de se conformer à ces nouveaux modes de communication, Beyoncé montre qu’elle n’est pas comme les autres. »
De mystérieux coffrets pour doper les ventes
Avec Renaissance, Beyoncé s’efforce à nouveau d’être là où on ne l’attend pas tout à fait. La chanteuse est ainsi revenue à une stratégie de communication plus traditionnelle : un single, une interview, des annonces dans la presse. « Aujourd’hui, mettre en ligne un projet sans l’annoncer est beaucoup moins original qu’en 2013 : tout le monde le fait. En prenant le contre-pied de cette approche, Beyoncé arrive finalement à se différencier des autres artistes », estime Keivan Djavadzadeh.
« Elle est dans une forme d’entre-deux : les annonces restent cryptiques, ce qui crée un jeu avec les fans qui ne savent pas exactement à quoi s’attendre. »
à franceinfo
Cette petite dose de mystère fonctionne pour l’instant très bien. Un mois avant la sortie de Renaissance, quatre coffrets ont été mis en ligne sur le site de Beyoncé. Vendus 40 dollars, chacun contient une « boîte collector », un tee-shirt et… un CD. A l’époque du « tout numérique », la star de la pop revient à un format physique pourtant en train de péricliter. Vendredi 24 juin, les quatre coffrets étaient déjà en rupture de stock, alors qu’on ignore tout du design des tee-shirts qu’ils renferment.
Cette stratégie marketing n’est pas révolutionnaire : de nombreux autres artistes proposent leur musique en version CD premium et limitée, depuis le groupe de K-pop BTS jusqu’au rappeur français Orelsan. « Le public achète ces coffrets avant tout pour le tee-shirt. Mais pour les artistes, c’est souvent un moyen de booster les chiffres des ventes », selon Keivan Djavadzadeh. Cette stratégie permettra-t-elle à Beyoncé de battre de nouveaux records avec ce sixième album solo ? Réponse le 29 juillet. Avec sûrement, d’ici là, de nouvelles surprises pour faire patienter la « Beyhive ».
* Les liens marqués par des astérisques renvoient vers des contenus en anglais.
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