La révolte intérieure de Lucas Santtana, figure engagée de la pop brésilienne

Plus qu’un nouvel album, c’est un Lucas Santtana inédit que nous donne à découvrir O céu é velho há muito tempo (« Le ciel est vieux depuis très longtemps »), son dernier disque lancé en octobre chez Nø Førmat!, l’excellent label français avec lequel le chanteur brésilien travaille depuis cinq ans.

Après des années d’explorations dans les sons et effets électro, l’artiste brésilien a effectué un virage inattendu dans la musique acoustique, la formule guitare-voix et un chant tout en retenue, une recette qui a forgé la légende de la musique populaire brésilienne, via la bossa nova, au XXe siècle, à commencer par son illustre représentant João Gilberto, disparu cet été, après l’enregistrement du disque de Lucas Santtana.

Lucas Santtana (avec Duda Beat) : « Meu Primeiro Amor » (Santtana), extrait de « O céu é velho há muito tempo » (No Format, 2019)
Franceinfo Culture : Dans la plupart de vos disques, il y a une thématique claire. Or votre nouvel album prend deux directions différentes. Dans quel contexte a-t-il été élaboré ?
Lucas Santtana : Il y a en effet une partie plus politique qui ouvre l’album, et une partie plutôt affective. Entre les deux, il y a deux chansons, Meu primeiro amor et O melhor há de chegar, qui ont à la fois une tonalité affective et politique, et qui constituent une transition entre les deux parties du disque. L’année dernière, j’avais écrit des chansons qui avaient un registre affectif mais je n’avais pas envie de lancer un album uniquement centré sur une thématique amoureuse. Puis il y a eu la campagne électorale et les élections qui ont été très difficiles pour tout le monde. Alors, vers la fin 2018, j’ai entamé la composition de morceaux plus politiques. J’en ai écrit jusqu’au début de l’année 2019. À un moment, j’ai ressenti une connexion entre ces deux parties et j’ai compris que j’étais en présence du répertoire d’un nouvel album, avec toutes les choses que j’avais envie d’exprimer.

Vous êtes très engagé au niveau politique. Vous exprimez vos indignations sur les réseaux sociaux. Conservez-vous néanmoins un certain optimisme ?
Oui. Récemment, j’ai vu à la télévision une interview d’une députée de l’État de São Paulo, Luiza Erundina, âgée de 84 ans. Elle a dit des phrases fortes qui m’ont marqué, auxquelles je me suis beaucoup identifié. Elle dit que l’on ne peut pas avoir de vie sans rêve. Mais un rêve qui tient juste le temps d’une vie, ce n’est plus un rêve. Nos rêves doivent être plus grands que notre existence terrestre. Ces rêves ont besoin non seulement d’honorer les gens qui ont rêvé dans le passé, mais aussi d’inspirer, stimuler les générations qui suivent afin que le mouvement continue après eux. Ce message ne peut passer que s’il y a de la révolte, mais aussi de l’amour. Si on n’a que de la haine, il ne peut pas passer.

Le gouvernement en place au Brésil semble animé de beaucoup de haine, si l’on écoute ses opposants et les observateurs de la situation politique de ce pays…
Complètement. Toutes les actions importantes de ce gouvernement ont pour but ultime, en fin de chaîne, la mort. C’est un gouvernement fasciste.

Au Brésil, le monde de la culture, certaines universités et institutions connaissent des temps difficiles, entre critiques de la part du pouvoir et coupures de subventions. Suite à vos prises de position, avez-vous déjà reçu des menaces ?
Je n’ai jamais reçu de menace de mort mais je suis attaqué sur les réseaux sociaux, principalement sur mes tweets. Il y a beaucoup de robots créés pour repérer les gens et les arroser d’attaques en ligne. C’est comme ça que je suis parfois envahi de messages identiques qui n’émanent pas de vraies personnes.

Ce nouvel album, c’est comme sortir d’un mariage de vingt ans avec juste une valise et mille possibilités.Lucas Santtana

Vos albums précédents sont imprégnés d’électro. Comment avez-vous eu l’idée d’enregistrer un disque guitare-voix acoustique, épuré ?
Dans les précédents albums, je travaillais avec l’idée d’une architecture sonore, en pensant à une chanson comme une personne nue qu’il me faudrait habiller de telle ou telle façon, avec tel type de vêtement, d’accessoire… Au moment où j’ai terminé Modo Avião (2017), j’ai senti que j’avais atteint une espèce de summum de ces possibilités. C’était un album particulier, une expérience de cinéma auditif, comme si on allait voir un film les yeux fermés et qu’on allait comprendre ce qu’il se passait en entendant les sons. Pour moi, ce nouvel album, c’est comme sortir d’un mariage de vingt ans avec juste une valise et mille possibilités. On ne veut pas en sortir chargé, avec des meubles, mais on veut juste 
revenir à l’essentiel, au basique. Or il se trouve qu’on vit une époque où les gens parlent très fort, crient. J’ai eu la sensation qu’il était nécessaire, pour me faire entendre, de ne pas asséner les choses de manière frontale mais de venir avec beaucoup de douceur, d’épure, de parler bas, avec ma guitare, afin d’atteindre plus facilement les gens.

Au moment où vous vous prépariez à lancer ce disque, João Gilberto, l’icône du jeu guitare-voix, du chant presque murmuré, nous a quittés. Qu’avez-vous ressenti en apprenant la nouvelle ?
Je l’ai ressenti comme quelque chose de très important pour moi. Quand João Gilberto est mort, l’album était prêt. Comme vous l’avez souligné, j’avais toujours travaillé avec des sons, des effets électro et j’appréhendais un peu la façon dont les gens réagiraient en entendant mon disque. Quand j’ai dit à mes amis que je sortais un nouvel album, ils m’ont demandé d’en dire plus. Je leur ai répondu : « C’est un disque de voix-guitare. » Les gens ont eu l’air un peu interloqués, du coup je n’étais plus très rassuré ! Quand João Gilberto est mort, je l’ai pris comme un signe, une sorte de bénédiction : c’est comme si quelque chose m’encourageait avant la sortie du disque, ça me confortait dans l’idée que cette façon de faire de la musique était toujours valide.

Que représente João Gilberto pour vous ?
João Gilberto s’est emparé de la tradition de la samba et l’a disséquée de la manière la plus minimaliste possible. En même temps, il a répondu aux chanteurs de radio de l’époque qui s’exprimaient avec des voix très puissantes. Il a compris la technologie du microphone : on pouvait désormais chanter doucement puisque ça serait amplifié. Je compare João Gilberto à la technologie du livre. Le livre, c’est une technologie très simple, très ancienne, qui renferme un contenu très puissant. Et alors que tout s’est modernisé, personne n’est parvenu à détruire cette technologie. Je retrouve la même essence dans ce que João Gilberto a créé.

Lucas Santtana : « Portal de Ativação » (Santtana)
Quelques questions sur vos chansons. Le titre d’ouverture, Portal de ativação, débute sur une prière avec des mots de l’auteur Valum Votan (de son vrai nom José Argüelles, auteur américain New Age)…
C’est quelqu’un qui était très lié aux traditions mayas, aux savoirs des peuples d’Amazonie. J’ai rencontré pour ma part des Indiens d’Amazonie qui viennent régulièrement à São Paulo et Rio et qui détiennent ces savoirs. J’assiste à leurs cérémonies organisées sur des sites éloignés de la ville, en pleine nature, et j’expérimente l’ayahuasca avec d’autres personnes extérieures à leur tribu. Comme je n’aime pas tout ce qui est dogmatique, je préfère remonter à la source de ces connaissances auprès d’Indiens liés à des traditions très anciennes, antérieures au Santo Daime [ndlr : mouvement religieux né en Amazonie dans les années 1930]. Celui qui dirige les cérémonies est un homme très âgé. On utilise la plante dans le cadre d’une recherche intérieure, sur soi-même. La chanson s’inspire de mon expérience.

L’écho de cette expérience se retrouve dans votre disque… Qu’est-ce que cela vous a apporté ?
La plupart des gens pensent que consommer ce breuvage, c’est simplement prendre une drogue hallucinège. Ce n’est pas du tout ça. C’est un travail psychanalytique, très douloureux, où des choses se révèlent à nous, avec un cheminement à faire. Ça peut vous donner des visions terribles et ça vous rend physiquement malade. Le principe actif qui se trouve dans l’ayahuasca est le même que celui qui nous fait rêver, mais dans ce cas, on rêve éveillé. Il ne faut surtout pas être seul, c’est très dangereux.

J’imagine que cette expérience a un impact fort sur vous… A-t-elle aussi un impact sur votre créativité musicale ?
Ça n’a pas spécialement changé mon inspiration musicale, mais ça me fait changer peu à peu en tant que personne… Et à partir de là, tout le reste va évoluer.

Un autre adepte du chamanisme, l’anthropologue canadien Jeremy Narby, est cité dans la chanson Brasil Patriota, via des vers qui se réfèrent à son livre Le Serpent Cosmique…
Narby, qui était parti au Brésil pour ses études, a fait lui aussi ces expériences. Il en a changé son thème d’études et a écrit un livre. Dans Brasil Patriota, j’ai essayé d’en faire le résumé du résumé du résumé ! J’y explique qu’à force d’être malmenée, la nature va finir par se venger, reprendre ses droits et tout détruire. À la fin, il ne restera que le chant des oiseaux, la flore, les rivières. Dans cette chanson, j’ai également transformé de manière ironique quelques phrases de l’hymne national brésilien.

Lucas Santtana : « Ninguém solta a mão de ninguém » (Santtana), avec Jaloo, Juçara Marçal et Linn da Quebrada
Vous avez d’autres chansons très politiques, comme Ninguém solta a mão de ninguém et Um professor está falando com você
Oui, Niguém solta a mão de ninguém parle des minorités indiennes, noires, LGBT… Le titre de la chanson fait référence à la dictature militaire [1964-1985]. Certains soirs, quand les militaires envahissaient les universités pour interpeller des gens, des intellectuels qui dérangeaient le système, ils éteignaient brusquement les lumières et à ce moment, dans les salles de classe, tout le monde se donnait la main et on se disait : « Personne ne lâche la main de personne ! » Cette phrase est redevenue d’actualité juste après l’élection de Bolsonaro, à la faveur d’un dessin devenu viral sur les réseaux sociaux.

Quant à la chanson Um professor está falando com você, c’est une critique de ce système dans lequel toutes les valeurs se sont inversées : la justice qui devrait incarner la vérité ment. La police qui devrait protéger tue. Un musée brûle mais personne ne s’en occupe…

Un petit mot sur les chansons qui assurent la charnière entre la partie politique et la partie sentimentale de votre album, Meu primeiro amor. Je crois que ce titre fait barrage aux préjugés, aux frontières entre les classes sociales…
Oui, c’est la rencontre improbable entre deux mondes, deux réalités complètement différentes du Brésil. C’est une histoire qui peut faire penser à Roméo et Juliette. Le jeune homme vient d’une région très pauvre du Brésil, il a connu la famine. La jeune femme est issue d’une classe aisée, très influencée par les États-Unis et qui ne connaît même pas les choses du Brésil… Malgré tout, ils arrivent à se rencontrer.

Est-ce aussi votre volonté d’optimisme que l’on retrouve dans la chanson O melhor há de chegar (« le meilleur est à venir ») ?
C’est le titre qui assure le plus fortement la transition entre les deux thématiques de l’album. Le début de la chanson parle des choses qui se passent dans la rue. J’y explique que l’on continue à être militant, mais quand on rentre à la maison, on retrouve un espace protégé, une forteresse, que l’on partage avec nos amours, notre famille, nos amis. C’est très important de cultiver cela car c’est peut-être l’arme la plus puissante. On a besoin de se reconnecter à cet amour pour continuer à se battre.

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