- "J’ai compris que je ne le reverrai plus"
- De la culpabilité à l’acceptation
- Quand la maladie s’empare de la psyché
- Se protéger ou accompagner : un dilemme douloureux
- Le deuil par omission, adresser le vide pour trouver la paix
“La dernière image que j’ai de lui, c’est celle d’un père qui essaie de se racheter, qui me fait coucou derrière le volant de sa voiture. L’ultime parole que j’entends de sa voix, c’est ‘à la semaine prochaine ma chérie’”.
En juillet 2009, Élise* a 14 ans. Ses parents sont séparés depuis un peu plus de deux ans, quand son père disparaît, du jour au lendemain. Plus de coups de fil du soir, plus de week-ends dans son appartement en périphérie de Nantes, que des sonneries dans le vide et la voix du répondeur.
Mathilde, quant à elle, avait 26 ans la dernière fois qu’elle a parlé à sa “ vraie mamoune”.“Je peux encore la prendre dans mes bras, mais ce n’est plus ma grand-mère, c’est juste son enveloppe corporelle. Alzheimer m’a pris celle que j’estimais le plus, sans l’emporter physiquement”.
Elle évoque la maladie qui touche sa grand-mère, comme on parle d’une personne qu’on hait. Parce qu’aujourd’hui, rendre visite à celle qui l’accueillait tous les week-ends avec un Paris-Brest du boulanger n’est plus un plaisir, mais un “devoir”.
Élise et Mathilde ne se connaissent pas, mais toutes deux sont marquées par le même silence cruel. L’une n’a plus de nouvelles depuis des années, l’autre ne reconnaît plus celle qui l’a quasiment élevée. Parce que le deuil ne se cantonne pas à la mort, elles nous racontent ce processus d’au revoir cruel et méconnu : celui d’un adieu à une personne encore en vie.
« J’ai compris que je ne le reverrai plus »
« Pendant la semaine, on n’a pas eu de ses nouvelles, mais ce n’était pas forcément bizarre, mes parents étaient en mauvais termes et il était souvent en vadrouille. C’est quand ma mère l’a appelé pour fixer une heure de rendez-vous pour le week-end qu’on s’est vraiment rendu compte qu’il n’était pas joignable”, commence Élise.
Il a laissé son micro-onde à son voisin d pallier, il savait qu’il allait partir.
Inquiète, la mère de l’adolescente se rend au domicile de l’homme. Sa voiture n’est pas sur le parking de l’immeuble et sa porte est close. Un voisin finit par lui raconter que le père de sa fille a déménagé quelques jours avant. “Il a laissé son micro-onde à son voisin de palier, il savait qu’il allait partir”, ajoute la jeune femme, aujourd’hui âgée de 27 ans.
“Personne n’avait de réponse claire. Je n’ai pas de grands-parents paternels, on ne connaissait pas ses fréquentations et il n’avait pas de travail. Impossible de remonter sa piste et à 46 ans, impossible aussi d’aller voir la police, ce n’était pas une disparition inquiétante”, se souvient-t-elle.
Mais la jeune fille et sa mère ne paniquent pas tout de suite. Le père d’Élise est connu comme souvent aux abonnés absents. Seulement, d’habitude, “il trouve des excuses” et téléphone régulièrement à sa fille. D’autant plus que le quinzième anniversaire de l’adolescente arrive à grands pas.
“Quand il ne m’a pas appelée ce jour-là, j’ai compris que je ne le reverrai plus”. Treize anniversaires plus tard, Élise n’a toujours pas ré-entendu la voix de son père.
De la culpabilité à l’acceptation
“Dans la disparition, ce qu’il y a de plus dur, c’est le questionnement incessant. Il n’y a plus cette réalité du corps, il faut faire le deuil sans réponse et sans support”, confirme Anne-Sophie Cheron, psychologue clinicienne.
Et sans adieux, mettre un point final à la relation n’est pas chose facile. Car, au-delà d’accepter le départ précipité, le geste reste inexpliqué, laissant la porte ouverte à la culpabilité.
“Le travail de construction peut être particulièrement endommagé, notamment chez l’enfant. Il va facilement se dire que si la personne est partie, c’est de sa faute et pourra développer par la suite, une peur de l’abandon”, confirme l’experte.
Et Élise l’avoue, ces questions, elle se les pose toujours, plus d’une décennie après. “J’étais grande, donc je comprenais l’idée qu’il soit physiquement absent de ma vie. Par contre, ça n’enlève rien à la culpabilité. Quelques semaines avant son départ, on s’était disputés. J’ai eu des mots durs, qui sont gravés pour toujours. Souvent, je me rejoue la scène et je me demande si ça n’a pas été l’élément déclencheur. Je regrette certaines paroles”.
Quand la maladie s’empare de la psyché
Le regret, Mathilde le connaît bien. Ce sentiment amer ne la quitte plus depuis des années. Celui de “ne pas avoir assez profité” de sa grand-mère, “quand elle était encore là”. Diagnostiquée il y a trois ans, celle qu’elle connaissait, a, peu à peu, été “mangée” par la maladie d’Alzheimer.
“Elle a changé très rapidement. Elle est devenue agressive, elle attaquait tout le monde pour rien, accusait à tort”, se remémore douloureusement la vingtenaire.
C
elle qui l’a vue naître, devient alors une inconnue pour la jeune femme. Puis, c’est elle qui devient une inconnue pour sa grand-mère. “Le jour où l’une des personnes les plus précieuses au monde vous dévisage comme une étrangère, c’est un coup de poignard dans le cœur, que je ne souhaite à personne”, témoigne Mathilde.
C’est trop dur de faire un premier adieu à une personnalité, parce que je sais que ça fera tout aussi mal quand ce sera son corps qui lâchera.
“Dans les cas d’Alzheimer, c’est le pré-deuil d’un parent ou d’un grand-parent, de cet idéal qu’on aurait voulu garder jusqu’à la fin. On est appuyé sur le réel du corps, qui nous rappelle, tous les jours, ce qu’on a perdu”, explique Anne-Sophie Cheron.
Placée en établissement de soins spécialisés, la vieille dame ne peut recevoir de visiteurs les premières semaines, pour calmer les crises de colère, que lui provoquent les rencontres avec Mathilde, ses frères et leur père.
“Je me sens mal de dire ça à voix haute, mais aujourd’hui, j’en viens à espérer qu’elle meurt. C’est trop dur de faire un premier adieu à une personnalité, parce que je sais que ça fera tout aussi mal quand ce sera son corps qui lâchera”, murmure presque Mathilde.
Se protéger ou accompagner : un dilemme douloureux
Pourtant, Mathilde continue de rendre visite à sa grand-mère. Ces rendez-vous lui “font mal” et l’empêchent d’enterrer une partie du passé, toujours animé par cet espoir irrationnel de retrouver la grand-mère qu’elle a tant aimée.
“Les proches veulent quand même être là, on pense d’abord à la personne et non pas à sa personne, il y a un devoir. Cela ne rendra pas la mort plus douce, mais savoir qu’on a fait tout ce qu’on a pu, aide”, décrypte Anne-Sophie Cheron.
Le cadet de la famille a, lui, décidé de tirer un trait sur sa grand-mère. “Elle avait de grosses crises quand il venait, alors les soignants ont conseillé à mon frère de ne pas revenir. Je pense que c’est mieux ainsi. Ils souffraient tous les deux, même si lui a eu beaucoup de mal à l’accepter au début. Il lui en voulait”, explique la jeune femme.
“Il ne faut pas oublier que dans la maladie, on passe aussi par un processus de deuil. Ce sont les mêmes étapes que pour le vrai deuil : le déni, la colère, puis la tristesse”, rappelle la psychologue.
Le deuil par omission, adresser le vide pour trouver la paix
Car oui, on peut avoir à faire face à un deuil, sans se retrouver devant un cercueil. Parfois, enterrer le souvenir d’une personne qui est, mais ne nous appartient plus, est tout aussi violent que l’ultime au revoir.
“Comprendre que la personne disparaît – mentalement ou physiquement – c’est un traumatisme par omission, il y a un creux qui se forme en nous et qui ne peut être comblé”, explique la spécialiste.
“Le pire, pour moi, c’est l’attente. Parce que même si on essaie de tirer un trait sur la vie d’avant, on pense toujours ‘et si’”, confirme Élise.
Le choc d’un retour peut être tout aussi violent que celui du départ, parce qu’on est devenu une autre personne.
Alors, pour se détacher de la réalité passée, l’aide d’un spécialiste peut être salvatrice. “Il faut aller au bout de ce qu’on peut faire, dans la recherche, ou dans l’accompagnement, mais sans que ça en devienne une obsession”, élabore la psychologue.
Une aide « plus directe » peut également être proposée dans le cas de Mathilde et des dégénérescences liées à la maladie. Si l’interlocuteur.rice est toujours là dans sa forme, son fond n’accueillera pas les paroles. Alors, les déverser en imaginant parler à la personne, est un exercice qui soulage et qui met un point final à cette première perte et arrêtera de nourrir l’espoir.
Car, si parfois imaginer un retour en arrière aide à tenir face au manque, quand il a vraiment lieu – dans les cas de disparition – il ne se pose pas comme le pansement aux blessures mal refermées. “Le choc d’un retour peut être tout aussi violent, parce qu’on est devenu une autre personne. Le lien de famille ne fait plus sens”, alerte la psychologue.
Et Élise acquiesce. “J’ai eu mon Bac sans lui, mon premier CDI sans lui, je me suis mariée sans lui. Aujourd’hui, je ne dirais pas que j’ai fait le deuil de sa personne, parce que je sais qu’il est là, qu’il suit ma vie, – il lui a écrit sur Facebook via l’intermédiaire d’un ami, ndlr – mais il a décidé de ne plus en faire partie. S’il se présentait chez moi, je n’accepterais pas de l’accueillir. Pas par vengeance, mais parce que, moi je n’ai pas choisi de faire sans, j’ai dû apprendre”, termine-t-elle.
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* Le prénom de la personne a été changé à sa demande
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