« Refuse ! N’y va surtout pas ! » Au bout du fil, Jean Rochefort met en garde Patrice Leconte. L’acteur moustachu vient d’apprendre en lisant le journal que le réalisateur, tout juste auréolé du carton des Bronzés 3, est pressenti pour intégrer le jury du Festival de Cannes édition 2006. « Son expérience de juré, trois ans plus tôt, lui était restée en travers de la gorge, relate le cinéaste. Des clans au sein du jury, des sous-clans au sein des clans… Tant pis. Gilles Jacob [l’emblématique président du festival] m’avait convaincu : ‘Avec un succès comme ça, vous ne pouvez pas me dire non, Patrice.’ J’y suis allé malgré l’avertissement. » Patrice Leconte n’avait aucune idée de la quinzaine de folie qui l’attendait.
Comme leurs prédécesseurs, les neuf jurés de l’édition 2022, choisis par Thierry Frémaux, ont visionné les dix-huit films en lice pour la Palme d’or, tenu une demi-douzaine de réunions depuis le début de la compétition le 17 mai, et vont s’enfermer samedi 28 mai dans une villa pour décider du palmarès qui fera l’événement dans le monde entier. De la sélection des jurés au choix des films primés, franceinfo vous fait pénétrer dans les coulisses du jury cannois.
Tenues de soirée
Les grandes manœuvres commencent chaque année dès l’automne. L’écrivaine cubaine Zoé Valdés a presque passé un entretien d’embauche, avant d’intégrer le jury en 1998. « Gilles Jacob m’a proposé de me recevoir dans son bureau. Je ne savais pas pourquoi j’étais là. » L’ancien grand manitou de la Croisette, surnommé « Citizen Cannes » dans le milieu, lui parle de Federico Fellini et Billy Wilder, sonde la cinéphilie de celle qui a dormi dans un cinéma pendant quatre ans dans le Cuba de son enfance. Avec succès. « Il m’a proposé de faire partie du jury. J’ai eu peur. Mais j’ai accepté. » Pour recruter ses jurés, Cannes a même ses chasseurs de têtes. « Il est arrivé que des gens du festival me demandent de sonder la cinéphilie de tel ou tel nom qu’ils voyaient bien dans le jury », glisse le critique de cinéma Michel Ciment, juré en 1978.
Une fois la liste des jurés annoncée, le téléphone des heureux élus ne tarde pas à sonner. « Dans la demi-heure, la maison Brioni avait appelé. Ils sont venus dans la foulée prendre mes mesures. Quelques jours plus tard, ils m’offraient deux smokings, des chemises, un polo », sourit le compositeur Gabriel Yared, juré en 2017, dont l’Oscar récolté pour la bande originale du Patient anglais trône fièrement dans son bureau. « J’ai tout de suite pensé à ma garde-robe, confie l’actrice et documentariste Maïmouna N’Diaye, jurée en 2019. Je n’avais aucune envie que les couturiers traditionnels m’habillent, avec des robes de soirée vues et revues. J’ai sollicité des créateurs de chez moi, en Guinée, j’ai osé la couleur. » Car pendant quinze jours sur le tapis rouge, le juré prend la lumière, sous les flashs des photographes. « C’était aussi un enjeu de visibilité », reconnaît Maïmouna N’Diaye.
Au-delà des apparences, les jurés travaillent aussi leurs dossiers. Certains révisent la filmographie des réalisateurs retenus en sélection officielle. D’autres bûchent la fiche Wikipedia de leurs futurs compagnons de jury. « J’ai revu toute la filmographie de Clint Eastwood, le président de mon jury. Je ne désespérais pas qu’on trouve deux heures pour bavarder », raconte le producteur Alain Terzian, juré en 1994 quand il surfait encore sur le triomphe des Visiteurs.
Les plus consciencieux optent même pour une préparation physique. « J’ai arrêté l’alcool et les produits laitiers un mois avant l’ouverture du festival, glisse Gabriel Yared, en écrasant une cigarette dans la tasse qui lui sert de cendrier. J’avais entre mes mains le destin de réalisateurs, qui ont passé un temps infini à monter un film, réunir des financements, choisir les acteurs, trouver les lieux de tournage… insiste le compositeur. C’était mon devoir d’être en totale conscience au moment de visionner leur film. »
« Je m’y suis préparé comme pour une épreuve olympique. »
à franceinfo
Les jurés débarquent sur la Croisette à la veille de l’ouverture des festivités. Pris en charge par l’équipe du festival dès qu’il a atterri à l’aéroport de Nice, Alain Terzian doit faire un crochet avant de déposer ses bagages dans sa chambre d’hôtel. Direction la suite qui allait héberger les réunions du jury. Au milieu trône une grande table. Une seule chaise est occupée : celle de Clint Eastwood.
« Je vous attendais », glisse le président du jury. « Je me suis senti comme transpercé par ses yeux bleus. C’est paradoxal, car il dégage de lui à la fois une grande courtoisie et une aura extraordinaire. » La star américaine impose à ses jurés d’être présents à la projection de 8h30. « Inutile de vous dire qu’on était tous fin prêts à 8 heures en bas de l’hôtel », s’amuse Alain Terzian. Thierry Frémaux a édicté dans son livre Sélection officielle (éd. Grasset, 2017) le portrait-robot du parfait président de festival : « Etre capable de diriger un groupe et aimer les films de son prochain comme les siens. » Être une légende vivante aide aussi, manifestement.
La vie est un long fleuve tranquille, ou pas
La cohabitation de cette petite communauté n’est pas une mince affaire. Yvonne Baby, l’ancienne papesse des pages culture du Monde, garde un souvenir mitigé de son passage par Cannes en 1983. Le président de son jury avait pour nom William Styron. Mais après les deux projections du matin, l’écrivain américain, auteur du Choix de Sophie, part siffler du whisky dans les collines de l’arrière-pays. « Comme il n’était tout simplement pas là, il fallait bien que quelqu’un gère », soupire la journaliste. La voilà bombardée vice-présidente. « J’étais son bras droit. Ce poste n’existait pas, et n’a plus jamais existé ensuite. » La numéro 2 du jury doit aussi composer avec des jurés pas toujours conciliants. A l’image du réalisateur soviétique Sergueï Bondartchouk, du genre revêche. « Il disait ‘niet’ à tout, ou presque. On essayait d’obtenir un ‘da’ de temps en temps. Si on l’avait laissé faire, il n’aurait donné de prix à personne. »
En 2006, Patrice Leconte se dévoue pour mettre l’ambiance dans un jury présidé par le cinéaste hongkongais Wong Kar-wai, planqué derrière ses lunettes noires. « Dans notre loge réservée au jury, chaque fois que retentissait la musique officielle du festival, je me levais, je dansais devant le jury [il mime une chorégraphie qui rappelle un peu « Bienvenue à Galaswinda » des Bronzés]. J’avais commencé la première fois en smoking, le jury s’était poilé, et j’ai continué durant tout le festival. Wong Kar-wai m’a même soufflé à la fin de la quinzaine : ‘Ça va me manquer de ne plus te voir danser’. »
Le grand bluff
La loge du jury, c’est là que se tournent tous les regards quand le mot « fin » apparaît sur le grand écran. « Spike Lee [président du jury en 2021] se faisait un devoir de rester jusqu’à la fin du générique, glisse Thomas Gastaldi, dont le site éphémère Wask fait la pluie et le beau temps tout au long de la quinzaine. Politesse ou « pokerface », à vous de juger. Chaque expression d’un membre du jury peut entraîner un gros titre, glisse Thomas Gastaldi. « Lors de la projection du film Capharnaüm, certains avaient vu une jurée étouffer quelques larmes. Le lendemain, la presse parlait du film qui avait bouleversé le jury. » Pourtant, le long-métrage repartira bredouille.
Dans les années 1950, certains producteurs embauchent même des chauffeurs de salle pour impressionner les jurés. Pas toujours à bon escient : « Les claqueurs ne savaient pas au juste où applaudir », brocarde Jean Cocteau, plusieurs fois président du jury dans les années 1950, qui raconte cette expérience dans son livre Le Passé défini (éd. Gallimard, 1983). Lequel Cocteau peut donner des masterclass d’esbroufe. « Sitôt le film fini, il sautait au cou du cinéaste en piste ce soir-là, et le félicitait si chaleureusement que l’autre était persuadé d’avoir gagné, écrit Gilles Jacob dans son livre La Vie passera comme dans un rêve (éd. Robert Laffont, 2009). La seule chose, c’est que Cocteau répétait ce geste tous les soirs. »
L’ombre d’un doute
L’usage veut que tous les deux jours, le jury se réunisse pour faire un point sur les films vus. En 1988, le scénariste américain William Goldman se souvient (livre en anglais) d’une réunion déprimante avec ses camarades à mi-festival, au moment d’organiser un vote préliminaire sur le possible palmarès : « On n’a vraiment pas le droit de s’abstenir ? Parce que là… » Le président du jury, le réalisateur italien Ettore Scola, conclut : « Espérons qu’on verra de meilleurs films… » Commentaire de l’auteur de Butch Cassidy and the Sundance Kid dans son livre Hype and Glory : « On commençait vraiment à paniquer. » Ce n’est pas un cas isolé : l’angoisse de la feuille blanche face à une sélection parfois faiblarde saisit le jury environ une fois par décennie.
En 1998, avec le très cinéphile et très exigeant Martin Scorsese comme président, la délibération du jury vire à la dissertation. « A 3 heures du matin, il nous faisait réveiller, se remémore Zoé Valdés. Une pyjama party des plus improbables s’organise dans la chambre du réalisateur de Taxi Driver. « Il faisait installer des matelas, et on revisionnait des passages de films. Il prenait ça très au sérieux. Il était d’une minutie extrême, décortiquait les séquences de films, soulignait l’importance de tel ou tel objet au premier plan… » Pas étonnant que certains jurés aux soirées bien chargées, comme Winona Ryder, piquent du nez lors des projections matinales… Cerise sur le gâteau, le maître exige des devoirs à la maison, avec des fiches sur chaque film visionné, pour nourrir sa réflexion. « Il fallait rendre trois pages à chaque fois », se souvient Zoé Valdés.
N’allez tout de même pas croire que les jurés vivent douze jours dans une ambiance monacale. Outre les mondanités d’usage, certaines escapades sont entrées dans la légende : la virée en hélicoptère du réalisateur britannique Stephen Frears pour voir la finale de la Ligue des champions 2007, la soirée Eurovision de Jean-Paul Gaultier en 2012, qui sèche une réunion du jury pour regarder Anggun se vautrer en fond de classement. Cette année-là, les convives ont une consigne : pas un bruit. Car à l’étage du dessous se trouve la chambre d’une autre membre du jury : « une actrice française, également jurée, paraît-il très sourcilleuse quant à l’emploi du temps de ses collègues », narre, dans son livre La Foire aux vanités (éd. Hors collection, 2019), le journaliste Gérard Lefort, invité du couturier ce soir-là. Mais l’alcool aidant, les décibels ont malgré tout grimpé au fur et à mesure de la soirée.
La quinzaine passée en un éclair, survient le jour de la délibération, dans une villa planquée sur les hauteurs de Cannes, différente chaque année ou presque. « Je me rappelle de ce défilé de Safrane bleues [souvenez-vous de la Cité de la peur], un cortège officiel encadré par des motards, comme si on allait arbitrer le conflit entre l’Ukraine et la Russie », revoit Alain Terzian, juré en 1994. Les démineurs ont inspecté les lieux de bon matin, le Raid veille dans les parages, et les jurés sont priés de déposer leurs téléphones portables à l’entrée. Le reste est couvert par le secret des délibérations. En théorie.
« On a attribué la Palme en trois minutes. »
à franceinfo
Projeté dès le premier jour de l’édition 2006, Le Vent se lève du cinéaste britannique Ken Loach, grand habitué de la Croisette, est resté gravé dans la mémoire du jury. « A l’heure du déjeuner, le palmarès était plié, s’amuse Patrice Leconte. On a pris le soleil et on a papoté le reste de l’après-midi. » En 1994, selon la légende, le regard bleu acier de Clint Eastwood a fait pencher la balance en faveur du Pulp Fiction de Quentin Tarantino, clouant le bec d’un juré russe peu emballé par le pas de deux entre Uma Thurman et John Travolta. Mythe ou réalité ? Alain Terzian botte en touche : « Il n’y a pas eu unanimité. »
Accords et désaccords
Le président du jury n’a pas toujours l’autorité d’un inspecteur Harry pour imposer ses choix. « Pedro Almodovar n’a pas eu ce côté directif, un peu dictateur, il a écouté chacun. Lui, moi et une autre personne aurions voulu un autre film pour la Palme », élude Gabriel Yared, un peu déçu du cru 2017. Philippe Labro, lui, se mord encore les doigts d’avoir snobé en 2001 Mulholland Drive, le chef d’œuvre de David Lynch : « De retour du festival, je croise Marie-Françoise Leclère [grande signature des pages culture du Point]. Elle me décoche un regard sombre et lâche : ‘Je ne suis pas du tout d’accord avec vos choix !’ C’est elle qui avait raison… » Qu’il paraît loin le temps où le romancier Georges Simenon jouait au ping-pong le prix attribué à La Dolce Vita face à son confrère américain Henry Miller…
Les villas étant richement pourvues en salles de bain, c’est pomponnés de frais que les jurés se préparent pour la cérémonie de remise des prix. Patrice Leconte raconte avec jubilation sa soirée, imitant l’accent espagnol. « Thierry Frémaux avait appelé Almodovar pour qu’il revienne à Cannes. Lequel avait essayé de lui tirer les vers du nez : ‘Est-ce que j’ai la Palme ?’ ‘Pedro, je ne peux rien vous dire.’ ‘Si je n’ai pas la Palme d’or, je ne reviens plus à Cannes !’ » Le réalisateur espagnol ne le sait pas encore, mais son film va repartir avec deux prix, pour les actrices et pour le scénario. Assis sur le banc blanc sur la scène, Patrice Leconte ne perd pas une miette des réactions de la salle. « Je me suis régalé. Je voyais Almodovar, qui s’agitait, qui se faisait à l’idée qu’il n’aurait pas la Palme d’or. »
« Je regardais Ken Loach, qui voyait les prix tomber les uns après les autres, et qui comprenait que ce serait pour lui. Quand il a eu la Palme, on aurait dit un enfant au pied du sapin. Je l’ai vu fondre d’aise ! »
à franceinfo
Arrive le dîner de gala. Souvent bonne ambiance. « J’ai bu mon premier verre de vin rouge depuis six semaines. Je suis tout de suite devenu un peu pompette », lâche Gabriel Yared, enivré par le sentiment du devoir accompli. Parfois moins. Marco Ferreri, Grand Prix du jury ex-aequo avec le réalisateur polonais Jerzy Skolimowski en 1978, fait sa diva. « Il a refusé de venir au dîner, se souvient le critique Michel Ciment. Il fulminait : ‘Pourquoi vous avez divisé mon prix en deux ? Pourquoi vous m’avez associé à ce réalisateur médiocre ?’«
Ce dîner d’adieu, bien qu’arrosé du meilleur champagne, a des faux airs de dernier barbecue avant la rentrée. Maïmouna N’Diaye retient la fatigue physique après le marathon de projections, Zoé Valdés se souvient d’avoir eu l’impression d’enfin pouvoir respirer, quand Philippe Labro se remémore son « retour sur Terre ». Il y a de ça aussi dans les souvenirs d’Alain Terzian, au moment des douze coups de minuit : « Arrive le moment où le chauffeur et le garde du corps qui ne m’ont pas lâché d’une semelle pendant la quinzaine viennent me dire au revoir. A la fin de la cérémonie, vous vous retrouvez pour la première fois dans une file d’attente, dans la peau d’un type normal. Un peu brutal, mais salutaire. A 2 heures du matin, je me suis retrouvé à rentrer à mon hôtel à pied. Vous avez changé de statut, d’un coup. Bienvenue dans la vraie vie. »
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