Quand le cinéma fait avancer le droit à l'avortement

  • L’Evènement raconte la solitude d’une jeune femme effectuant un avortement clandestin.
  • Ce film d’Audrey Diwan est sorti le 6 mai aux Etats-Unis, alors que le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) y est menacé.
  • 20 Minutes a sélectionné quatre films importants pour leur représentation de l’avortement.

C’est une sortie qui tombe à point nommé. L’Evènement, long-métrage français d’Audrey Diwan adapté du roman éponyme d’Annie Ernaux, est diffusé depuis le vendredi 6 mai dans les salles des Etats-Unis, alors que le droit à l’avortement y est fortement menacé.

« Ce drame français sur un avortement vient de devenir le film le plus opportun de l’année », titrait le magazine Variety trois jours plus tôt. La veille, POLITICO avait dévoilé que la Cour suprême américaine, à majorité conservatrice depuis le mandat de Donald Trump, prévoyait d’annuler l’arrêt Roe vs Wade. Rendu en 1973, celui-ci stipule que le recours à l’avortement relève du droit à la vie privée, protégé par la Constitution.

« Lorsque j’ai commencé à réfléchir à faire un film au sujet de l’avortement, tout le monde me demandait pourquoi je voulais le faire à ce moment. Maintenant, tout le monde me dit à quel point c’est d’actualité », a déclaré Audrey Diwan, la réalisatrice de L’Evènement à Variety. Son film, se déroule en 1963 et suit Anne ( Anamaria Vartolomei), une brillante étudiante issue de classe populaire, qui tombe enceinte et s’efforce d’avorter alors que l’IVG est illégal et que son entourage ne la soutient pas. L’Evènement est important pour la manière dont il montre un processus d’avortement clandestin, sans pudeur déplacée.

Artifice ou tabou

Car « bien qu’il concerne les femmes depuis des siècles, le sujet [de l’avortement] reste tabou », estimait Iris Brey, spécialiste du genre au cinéma et dans les séries, interrogée par Télérama en novembre dernier. Quand elle est représentée, l’IVG est avant tout un moment dramatique ou un artifice scénaristique visant à créer une tension. Les récits de grossesses non désirées sur les écrans se terminent plus souvent par une décision d’avoir un enfant, avec ou sans mise à l’adoption, ou par une fausse couche, que par un avortement.

Dans une étude publiée en 2014, trois chercheuses de l’Université de Californie ont examiné des histoires d’avortement à la télévision et dans le cinéma américain entre 1916 et 2013. Elles ont constaté la grande disparité entre fiction et réalité : par exemple, elles étaient 9 % de femmes de fiction à mourir des suites d’un avortement, alors que le risque réel aux États-Unis était de 0 % et quelques. L’IVG reste montrée comme plus dangereuse qu’elle ne l’est réellement, selon les dernières études du programme de recherche Abortion Onscreen.

En France, « avant l’adoption de la loi Veil en 1975, l’avortement était présenté comme une pratique condamnable, décadente, ou alors les films se concentraient sur les conditions très difficiles dans lesquelles il se déroulait », expliquait à Télérama Bérengère Sabourin, corédactrice d’un rapport sur la représentation de l’avortement à l’écran. Aux Etats-Unis, aborder le sujet de l’IVG a longtemps été interdit par le Code Hayes de censure du cinéma. La présence de ce thème à l’écran a augmenté d’au moins 31 % après l’arrêt Roe vs Wade.

Varda avant Veil

En France, la représentation de l’avortement au cinéma connaît un tournant en 1977. « Certains réalisateurs et réalisatrices ont littéralement accompagné [la] légalisation [de l’avortement] par le biais de leurs œuvres », affirmait Bérengère Sabourin à Télérama. L’une chante l’autre pas est un très beau long-métrage d’Agnès Varda sorti en salles en 1977, soit deux ans seulement après la promulgation de la loi Veil. Il explore les parcours de deux amies sur deux décennies. En 1962, Pauline, étudiante de 17 ans qui se rêve chanteuse, ment à ses parents pour obtenir l’argent qui aide Suzanne, mère de deux enfants, à avorter d’un troisième non désiré. Les deux femmes se retrouvent dix ans plus tard, en 1972, au procès dit « de Bobigny » d’une adolescente ayant avorté illégalement après un viol, et des femmes qui l’ont aidée.

Plus tard, Pauline avorte à son tour, lors d’un voyage organisé à Amsterdam, et chante les « nanavortées » sur un bateau dans les canaux. « Ce qui a compté, vraiment, c’était ma tendresse pour les femmes qui étaient là avec moi, comme moi. Je revois leurs yeux. Je repensais (…) à toi qui avais connu, seule, ce mauvais moment. (…) J’étais soulagée d’être en groupe », racontera-t-elle à Suzanne. L’Une chante l’autre pas se penche sur l’avortement clandestin en célébrant la sororité, un traitement important tant cet acte peut isoler.

Bébé et un avortement

Aux Etats-Unis, c’est un film culte qui va marquer toute une génération autour d’une histoire d’avortement et de lutte des classes : Dirty Dancing. Ce film musical est centré sur Bébé (Jennifer Grey), qui passe l’été 1963 dans une pension de famille avec ses riches parents new-yorkais. Elle y rencontre Johnny (Patrick Swayze), professeur de danse pour vieilles dames le jour, fougueux danseur de mambo la nuit. Bébé doit apprendre, sans que ses parents ne le sachent, une chorégraphie complexe afin de remplacer Penny (Cynthia Rhodes), la partenaire de Johnny, lors d’une performance. Et ce afin qu’elle puisse avorter, avec l’argent emprunté par Baby à son père médecin. La jeune fille finira d’ailleurs par appeler celui-ci au secours lorsque Penny est blessée dans un avortement bâclé réalisé « avec un couteau sale et une table pliante ». Plus tard, quand le père de Baby se fâche contre elle, c’est en raison de ses mensonges et de ses fréquentations – mais jamais il ne juge l’acte de Penny.

L’actualité américaine a remis en lumière le traitement de l’avortement par Dirty Dancing, sorti à une époque où moins de 40 % des Américains pensaient que l’avortement devait être légal, rappelle Quartz. Dans une interview à VICE en 2017, la scénariste du film Eleanor Bergman expliquait s’être assurée du réalisme d’un avortement clandestin. En dépit des réticences des studios, elle s’est accrochée à cette histoire, de manière prémonitoire : « Quand j’ai fait le film en 1987, à propos de 1963, (…) tout le monde m’a dit « Pourquoi ? Il y a eu Roe vs Wade – pour quoi fais-tu cela ? » J’ai répondu « Eh bien, je ne sais pas si nous aurons toujours Roe vs Wade ». »

Le regard de « la jeune fille en feu »

Plus récemment, c’est un « film d’époque », Portrait de la jeune fille en feu, qui a permis un nouveau regard sur le sujet. A la fin du XVIIIe siècle, Marianne (Noémie Merlant), artiste peintre, se rend sur une île bretonne pour faire le portrait d’Héloïse (Adèle Haenel), fiancée à un noble italien. Les deux femmes tombent amoureuses alors que la mère d’Héloïse s’est absentée, les laissant seule dans la maison avec Sophie (Luàna Bajrami), la domestique. Celle-ci apprend qu’elle est enceinte, ne veut pas d’enfant ; elle avorte. Après plusieurs tentatives artisanales, les trois femmes vont chez l’herboriste, dans une maison confortable.

La scène se déroule à l’écran, la caméra centrée sur le visage de Sophie. Celle-ci commence à pleurer, un bébé rieur allongé à côté la faire sourire. « Sciamma nous montre sans équivoque ce qu’un bébé est : la forme de vie à côté de Sophie, et non le bébé imaginaire mis en avant par les anti-choix pour essayer de donner honte aux personnes qui avortent », écrivait le magazine américain Bitch Media en mars 2020. Plus tard, rentrées chez elles, les trois femmes recréent l’avortement de Sophie, que Marianne peint. Avec cette mise en abîme puissante, Céline Sciamma questionne l’invisibilisation d’expériences comme celle de l’avortement.

2020 : Never, Rarely, Sometimes, Always

Depuis l’étude de 2014, la représentation de l’avortement s’est ainsi améliorée, malgré des angles morts, par exemple sur les avortements réalisés par des femmes non-blanches. « Ce que nous voyons actuellement (…) s’efforce de raconter différents types d’histoires pour différents types de femmes, donc il y a une plus grande gamme de personnages ayant recours à un avortement dans une plus grande gammes de genres [cinématographiques] », affirmait en 2020 au TIME la sociologue Gretchen Sisson, co-autrice de l’étude de 2014 et membre du programme Abortion Onscreen.

Ainsi, les écrans ont vu une augmentation significative des avortements médicamenteux, mais également l’émergence d’une nouvelle catégorie : les « road trip d’avortement ». Never Rarely Sometims Always, d’Eliza Hittmann raconte l’histoire d’Autumn, adolescente de Pennsylvanie cherchant à avorter. Elle se rend d’abord dans une « fausse clinique », où on tente de la décourage. Puis, les lois de l’État où elle vit ne lui permettant pas d’avorter sans autorisation parentale, elle se rend à New York, au Planning familial, avec sa cousine. La multiplication de ces « road trip d’avortement » s’inscrit directement dans un contexte de fragilisation du droit à l’avortement aux Etats-Unis. « Un « road trip d’avortement » n’est pas tant un cliché qu’une sombre réalité du système de santé américain », écrivait le webzine féministe Refinery29 en 2020. Et ces films ont rarement été aussi d’actualité.

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