C’est un morceau obsédant qui fête ses 50 ans cette année et montre une insolente vitalité. Il s’appelle Vitamin C, et il est signé du groupe allemand Can, pionnier du krautrock (rock expérimental germanique de la fin des années 60). Un groupe d’avant-garde qui, tout en restant underground, a influencé par ses innovations un nombre incalculable de formations rock, punk, post-punk, new wave et électronique. Aujourd’hui, cinq décennies après sa sortie en 1972 sur Ege Bamyasi, leur album le plus accessible, Vitamin C reste d’une folle modernité.
Au fil du temps, cette chanson a été reprise (par Stephen Malkmus, TV On The Radio, Unknown Mortal Orchestra …), samplée (Kurupt, Prime Minister Pete Nice & Daddy Rich), remixée (par Unkle en 2014), et citée dans des films et séries, de Inherent Vice (2014) de Paul Thomas Anderson (sous la houlette de Jonny Greenwood de Radiohead) à The Get Down, la série sur les débuts du hip-hop de Baz Luhrmann (2016-2017), dans lequel Jaden Smith et Raury l’avaient adaptée en Losing Your Mind.
Cité dans la saison 2 de la série « Euphoria »
Tout récemment, ce morceau est réapparu coup sur coup, à quelques semaines d’intervalle, dans la série choc d’HBO Euphoria, dont la seconde saison s’est achevée fin février, puis dans le superbe long-métrage de Cédric Klapisch En Corps, sorti fin mars, autour de la danse. Chaque fois, sa contemporaneité nous a sauté à la figure.
La série Euphoria nous fait partager le quotidien chaotique d’un groupe d’ados actuels à la dérive (drogue, sexe et quête d’identité) dans une petite ville américaine aux faux-semblants étouffants. Produite par le rappeur Drake, la saison 2 est accompagnée d’une formidable BO, extrêmement dense, avec rarement moins d’une quinzaine de titres par épisode, piochés dans tous les styles et les époques, de Curtis Mayfield à Thelonious Monk, Gerry Rafferty, Steely Dan, INXS ou Lil Wayne.
Dans le quatrième épisode de la saison 2, riche en action et en révélations, Vitamin C nous a surpris à la 24e minute, alors que l’héroïne Rue (Zendaya), complètement droguée, se trouve de nuit à l’arrière d’une voiture en fuite, à la suite du vol d’un pack de bières dans un magasin. Calé entre Bailala de Chiki Di (2022) et Don’t Cha des Pussycat Dolls (2009), Vitamin C était comme un poisson dans l’eau, frétillant de jeunesse.
Il brille surtout dans une scène de « En corps »
Dans En Corps, le dernier film de Cédric Klapisch, qui mentionne accessoirement Thomas Bangalter de Daft Punk comme conseiller musical (a-t-il quelque chose à voir avec ce choix ?), le morceau est encore davantage mis en valeur. Il résonne dans une scène-clé, lorsque la danseuse classique Élise (Marion Barbeau) découvre Mehdi (le danseur Mehdi Baki) en train de breaker comme un dieu lors d’une battle de hip-hop. Là encore, l’aisance avec laquelle Vitamin C s’insérait dans le présent était bluffante.
Pourquoi ce morceau a-t-il traversé sans dommage les époques ? D’où vient cette modernité ? On ne parle pas d’une modernité artificielle résultant de sa remise en lumière par tel ou tel, mais d’une modernité formelle. Est-ce son minimalisme, l’efficacité de la section rythmique au tempo très marqué, la répétition du motif comme une boucle de sample, ou la scansion du chanteur japonais Damo Suzuki, qui ont empêché ce morceau de prendre la moindre ride ?
Can était un précurseur du travail en studio
Pour Eric Deshayes, spécialiste du rock allemand des années 70 et auteur d’un ouvrage très complet sur Can (Can, éditions Le Mot et le reste), la réponse est ailleurs : la modernité de Vitamin C s’explique uniquement par le son. Car le groupe originaire de Cologne était un précurseur du travail sophistiqué en studio.
« Les musiciens de Can faisaient de longues improvisations très libres en studio – ils avaient leur propre studio, une rareté à l’époque. Une fois qu’ils avaient mis ça sur bande magnétique, le bassiste et ingénieur du son Holger Czukay travaillait sur les bandes et faisait du mixage avant l’heure, explique-t-il. Ça ne se faisait pas dans le milieu de la pop à l’époque, sauf chez les Beatles, qui passèrent énormément de temps en studio durant leurs dernières années ensemble. En revanche, cela se pratiquait dans la musique contemporaine, notamment en France chez les pionniers de la musique concrète Pierre Henry et Pierre Schaefer« , éclaire-t-il.
Stockhausen, free jazz, soul et rock dans un shaker futuriste
Le « groove post-moderne » de Can, groupe constamment dans la recherche, trouvait sa source dans une grande ouverture d’esprit et un mix d’horizons variés. « Deux de ses membres, Holger Czukay (basse) et Irmin Schmidt (claviers), avaient fait des études de musique contemporaine avec Karlheinz Stockhausen; le batteur Jaki Liebezeit venait du free jazz et le guitariste Michael Karoli, âgé de 10 ans de moins que les autres, était plus rock« , souligne Eric Deshayes.
Quant au premier chanteur du groupe, l’Afro-américain Malcolm Mooney, « il venait du doo-wop et a apporté une scansion et un groove particuliers repris ensuite par son remplaçant, le Japonais Damon Suzuki, qui parlait très mal l’anglais« . C’est ce dernier que l’on entend sur Vitamin C, interpeller l’auditeur d’un « Hey You ! You’re losing your vitamin C » (Hey toi ! Tu perds ta vitamine C). « Je suis agréablement surpris, conclut Eric Deshayes. Jusqu’ici, je trouvais que Can n’était pas assez connu au regard de son influence. Mais je pense qu’ils sont désormais montés d’un cran dans la reconnaissance mondiale. »
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