121 millions. C’est le nombre vertigineux de grossesses non intentionelles dans le monde chaque année, estimé par le Fonds des Nations Unies pour la population (UNFPA), qui a enquêté durant une année sur la question. Cela représente, chaque jour, 331 000 grossesses non-planifiées, qui surviennent plus tôt que souhaité, ou alors, lorsque la femme n’a pas prévu d’avoir d’autres enfants.
Mais voilà la statistique capitale de ce récent rapport, celle qui nous permet de réaliser l’ampleur de cette crise : près d’une femme sur deux tombe enceinte sans en avoir eu l’intention.
Diene Keita, ancienne ministre guinéenne et directrice exécutive adjointe de cette agence de l’ONU, décrypte pour Marie Claire cette situation mondiale alarmante, et pourtant méconnue, non-reconnue. Que dit cette négligeance de nos sociétés ? Celles-ci se soucient-elles véritablement des droits fondamentaux de la moitié de la population mondiale ? De l’autonomisation des femmes et des jeunes filles ?
Marie Claire : Le 30 mars 2022, le Fonds des Nations Unies pour la Population (UNFPA) a dévoilé son rapport annuel intitulé « Comprendre l’imperceptible : agir pour résoudre la crise oubliée des grossesses non intentionnelles ». Pourquoi qualifiez-vous cette crise d' »oubliée » ?
Diene Keita, directrice exécutive adjointe de l’UNFPA : Elle est oubliée parce qu’il y a eu énormément de crises sur la planète ces dernières années : l’Afghanistan, le Liban, les tremblements de terre à Haïti et les maternités qui s’effondrent, l’Ukraine… Pendant que tout ceci se passe, on oublie la moitié de l’humanité – les femmes – et cette urgence de santé publique mondiale.
Cette crise est ignorée, cachée : personne ne la voit, personne ne l’évoque, parce que nous avons estimé que les grossesses non intentionnelles étaient un problème de femmes, un sujet très intime, et que donc, nous n’avons pas à en parler.
En raisonnant ainsi, on oublie les coûts socio-économiques de cette question. Cette crise oubliée coûte 2,8 milliards de dollars à nos sociétés.
Exclusion de la société et risques pour leur santé
Où vivent ces millions de femmes qui n’ont pas délibérément choisi leur grossesse ?
Ces grossesses inopportunes existent partout : des pays les moins avancés aux plus développés.
Nous constatons cependant que plus le niveau de pauvreté est élevé dans un pays, plus il y a de femmes qui tombent enceintes sans en avoir eu l’intention. L’Afrique est probablement le continent le plus touché par cette question – la région de l’Afrique australe plus précisément, et à l’échelle des pays, l’Ouganda – mais l’Amérique latine et l’Asie le sont également.
Quel droit plus important que d’avoir son autonomie corporelle ?
Quels risques encourent celles qui ne prévoyaient pas de tomber enceinte ?
Quel droit plus important que d’avoir son autonomie corporelle ? De décider de concevoir ou non un enfant ? Et d’être soutenue par sa famille ou par la société ? Eh bien dans le cas des grossesses non intentionnelles, ces droits fondamentaux n’existent pas…
Et la première conséquence pour ces femmes, c’est l’opprobre, l’humiliation, l’indexation du milieu immédiat, que les parents essaient d’éviter en contraignant leur fille enceinte à se marier.
Et puis, il faut pouvoir prendre en charge une naissance… Ces grossesses non intentionnelles font parfois basculer les foyers dans la pauvreté.
Une grossesse inopportune peut aussi avoir pour effet désastreux d’enfermer certaines femmes dans une relation abusive. Les violences sexuelles et la coercition reproductive constituent d’ailleurs l’une des causes des grossesses non intentionnelles : dans 64 pays pour lesquels nous disposons de données, 23% des femmes en couple et en âge de procréer ne sont pas en mesure de refuser des rapports sexuels.
Votre étude révèle également que 60% des grossesses non intentionnelles aboutissent à une IVG. Les avortements clandestins représentent-ils une autre grave conséquence qui découle de ces grossesses non-prévues ?
Nous savons que dans les pays où l’avortement est légal, les femmes meurent moins que dans ceux où il est encore interdit.
Ces grossesses non-intentionnelles peuvent conduire à des avortements, et dans 45% des cas, ceux-ci sont non-médicalisés. Dans ces systèmes périphériques non-contrôlés, avec de mauvaises conditions d’hygiène et des médecins dont la pratique peut être très douteuse, les femmes peuvent mourir. D’autres en ressortent avec de lourdes séquelles physiques et psychiques, voire des handicaps à vie.
Les jeunes filles en danger
Votre rapport rappelle que les complications liées à la grossesse ou à l’accouchement sont la principale cause de décès chez les jeunes filles âgées de 15 à 19 ans. Quelles conséquences spécifiques subissent les adolescentes qui n’avaient pas l’intention de tomber enceinte ?
Une grossesse non intentionnelle peut entraîner un mariage forcé, organisé par la famille pour cacher l’évènement. Ce qui fait déjà deux traumatismes pour une adolescente. De plus, ces unions conduisent souvent à d’autres violences. À l’inverse, une grossesse qui n’est pas le fait d’un choix délibéré de la part de la concernée est parfois due à un mariage précoce.
Ces jeunes filles n’ont pas la maturité corporelle pour supporter une grossesse. Elles peuvent en mourir.
Dans ces deux cas, c’est un drame. Ces jeunes filles n’ont pas la maturité corporelle pour supporter une grossesse, pour la mener à terme en toute sécurité. Elles peuvent en mourir, leur enfant aussi. L’accouchement peut aussi provoquer une blessure très grave : une fistule obstétricale. Et là, la jeune fille sera meurtrie à vie. Car dans certaines régions du monde, elle ne rencontrera pas de chirurgien capable de réparer cette fistule.
La déscolarisation est une autre répercussion dramatique des grossesses non intentionnelles. Ces filles disparaissent du système scolaire, car dans certains pays du Sud, très peu d’écoles acceptent les élèves enceintes.
Deux autres chiffres importants que l’on découvre dans votre enquête : 257 millions de femmes qui souhaitent éviter une grossesse n’ont pas recours à des contraceptifs modernes et sûrs, et parmi elles, 172 millions n’utilisent aucun moyen de contraception. Comment interprétez-vous ces résultats ?
La contraception est la problématique essentielle. Les grossesses non intentionnelles surviennent en grande majorité parce qu’il n’y a pas de contraceptions mises à disposition de toutes les femmes en âge de procréer.
Là où des femmes souhaitent avoir accès à des méthodes contraceptives sûres, celles-ci ne sont pas disponibles. Tandis que dans d’autres régions du monde, ces produits sont accessibles, mais on ne veut pas en entendre parler. La non-utilisation des moyens de contraception s’explique par différents facteurs : des normes culturelles et sociales notamment, mais aussi par un manque d’accès à l’information – voire de la désinformation – sur le sujet.
Voilà l’objectif de l’UNFPA : éliminer tous les besoins non-satisfaits en matière de contraception. Que toute femme puisse accéder à des contraceptifs chaque fois qu’elle en a besoin.
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Agir, sur plusieurs fronts
Quelles mesures doivent être prises pour que chaque femme puisse faire valoir sa santé, ses droits et ses choix en matière de sexualité et de procréation ?
D’abord, il faut augmenter et garantir l’accès à la contraception. C’est une solution immédiate et rapide. Les pays les moins développés doivent dédier des lignes budgétaires à la contraception, pour que des moyens contraceptifs sûrs soient mis à disposition dans les centres de santé publics. Sans cela, le chiffre des grossesses non intentionnelles ne diminuera pas de sitôt.
Ensuite, l’éducation sexuelle à l’école, partout, à tous les niveaux, pour un meilleur accès à des informations fiables, est fondamentale. Des cours d’éducation sexuelle clairs doivent êtres dispensés aux jeunes filles comme aux jeunes garçons, pour qu’ils comprennent l’importance de la contraception dans la vie sexuelle et l’épanouissement des femmes.
Enfin, il faut mettre en place ou renforcer les systèmes de santé qui protègent les femmes. Croyez-moi, dans certains pays de la planète, il existe à ce niveau-là le minimum inimaginable. Sans cet effort des États, la moitié des femmes dans le monde subiront toujours leur grossesse et n’atteindront jamais la liberté de choix. Une grossesse devrait toujours être une inspiration, jamais une fatalité.
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