Dynamisé par toutes les stars qui vendent des jouets pour adulte, le marché du plaisir s’envole. Un phénomène renforcé par la pandémie et par un nouveau discours normatif qui ne fait pas l’unanimité.
En octobre 2020, la chanteuse britannique Lily Allen y allait de sa provocation : «Je me masturbe, et vous ?», lançait-elle. Slogan choc pour vendre Liberty, son premier sextoy réalisé en collaboration avec la marque allemande Womanizer. Un mois plus tard, la top Cara Delevingne lui emboîtait le pas en devenant copropriétaire et conseillère créative de Lora DiCarlo, une start-up centrée autour du plaisir féminin. Tout comme Dakota Johnson, l’actrice américaine vue dans Cinquante Nuances de Grey, investisseuse et codirectrice de Maude, une marque de joujoux érotiques designés comme des sculptures de Brancusi.
Gourous de la sextech
Depuis, pas un mois ou presque sans qu’une star ne soit associée à l’un ou l’autre de ces «outils de bien-être» – leur nouvelle appellation éthiquement correcte -, telle l’actrice et chanteuse Demi Lovato annonçant sur Instagram la création de sa propre griffe. Hier, les stars lançaient leur ligne de maquillage ou de soins capillaires. Aujourd’hui, elles investissent dans la «sextech» (les innovations technologiques permettant d’améliorer et de diversifier nos sexualités), une branche d’un marché plus large baptisé le sexual wellness, le bien-être sexuel. Une tendance qu’avait anticipée Gwyneth Paltrow, actrice oscarisée et gourou du bien vivre, en vendant dès 2017 des œufs de yoni pour «augmenter l’énergie sexuelle et le plaisir» (mais aussi, soi-disant, pour prévenir la dépression… Ce qui lui vaudra des démêlés avec la justice et une amende de 145 000 dollars), des bougies «à senteur vagin» ou «orgasme» et des sextoys sur son site Goop.
En vidéo, le teaser Uber Eats pour le Super Bowl, Gwyneth Paltrow goûtant sa bougie senteur vagin
En octobre dernier, l’actrice-entrepreneure a fait sensation en lançant une émission de téléréalité sur Netflix, Sex, Love & Goop, qui vise à aider des couples en crise à trouver un épanouissement dans leur vie intime, amoureuse et sexuelle. Entourée de sexologues et de coachs en bien-être érotique, Gwyneth Paltrow encourage les discussions franches sur des sujets tels que l’orgasme féminin et la façon dont l’éducation peut influencer notre sexualité. Ce nouveau programme montre qu’aujourd’hui, plus que jamais, les gens s’intéressent au bien-être sexuel et sont prêts à dépenser du temps et de l’argent pour cela.
Un marché en plein boom
Le bien-être sexuel, nouveau pilier de la santé, avec le yoga et la méditation ? Jusqu’ici sous-exploité, mal considéré aussi, le marché – qui comprend aussi bien des livres, des applis, que des produits tels que préservatifs, sextoys, huiles de massage et autres – explose. Estimé à 30 milliards de dollars en 2020, il devrait atteindre le chiffre impressionnant de 45 milliards de dollars en 2026. Dans ce grand boom, on trouve de tout : des «produits du plaisir» de qualité, comme des jouets sexuels plus bon marché, qui présentent parfois des risques pour la santé… Mais l’intérêt des investisseurs pour les marques de bien-être sexuel, en particulier celles destinées aux femmes, ne cesse de croître. Et le confinement aurait même accéléré les choses : pour contrer la libido en berne, les ventes en ligne de produits érotiques ont décomplexé bon nombre d’achats. En France, les ventes de Womanizer, précurseur en matière de stimulateur clitoridien, ont par exemple fait un bond de 153 %.
Ces nouvelles pratiques ont-elles pour autant levé les tabous et libéré la sexualité ? «Depuis quelques années, les femmes se sont emparées de leur sexualité, et il y a tout un discours social très positif sur le sujet, remarque la sexologue Laura Beltran, coauteure, avec Heidi Beroud-Poyet, des Femmes et leur sexe (Éd. Payot). C’est nouveau et c’est encourageant.» Selon Jessica Pirbay, sexothérapeute, auteure de Puissante & Orgasmique (Éd. Leduc), l’utilisation de jouets sexuels peut permettre de découvrir son corps autrement. «Aller dans des zones qu’on n’explorerait pas, parce qu’on n’ose pas ou qu’on ne sait pas comment faire. Au sein du couple, la complicité des sorties au restaurant ou au cinéma existant moins avec le Covid-19, elle s’est retrouvée, pour certains, dans des jeux sexuels.»
Nouvelles injonctions ?
Pourtant, les deux praticiennes mettent en garde contre un discours qui pourrait s’avérer à la longue trop normatif. En s’emparant du marché du sexual wellness, les stars, notamment, décomplexent, démocratisent des pratiques et encouragent une certaine curiosité érotique, mais peuvent aussi créer de nouvelles injonctions : «Jamais sans mon sextoy ?» «Chez certaines de mes patientes, il y a une culpabilité, explique Jessica Pirbay. Elles se disent : « Ça fait treize ans que je suis avec mon mari, je n’ai jamais fait de massages érotiques, jamais utilisé de jouets, j’ai une sexualité pauvre »… et elles fondent en larmes. Ce peut être culpabilisant de penser qu’on a besoin de toutes ces stimulations pour avoir une sexualité épanouie. Or, ce n’est pas le cas. Et au sein des couples, l’utilisation de sextoys peut aussi créer des tensions supplémentaires : soit c’est l’homme qui n’est pas d’accord, ou c’est la femme qui ne veut pas, et chacun est frustré que le partenaire ne veuille pas « s’amuser » avec lui.»
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Sur le terrain, tout ne serait donc pas aussi rose que le vibromasseur couleur saumon brandi par la rappeuse Cardi B. dans son clip Up, en guise de placement de produit. Et combien de sextoys vite déballés, vite oubliés, prennent la poussière dans les tiroirs des tables de chevet ? «Avec cette normalisation du discours qui prône que chacun devrait avoir une sexualité épanouie, on met la pression sur les couples, assure Laura Beltran. Il y a quelques années, je recevais beaucoup de femmes qui consultaient pour des anorgasmies. Aujourd’hui, elles savent ce qu’est un clitoris et comment ça fonctionne. En revanche, je reçois de plus en plus de gens qui disent : « Eh bien, moi, je n’ai pas envie de faire l’amour. » La haute technicité et l’efficacité des sextoys permettent de déclencher un orgasme rapidement, il y a eu donc une amélioration du plaisir, mais maintenant, c’est le désir qui flanche. Désirer, c’est manquer, pouvoir imaginer, susciter, être dans l’érotisme, la sensualité, et on est dans une société où l’on veut tout, tout de suite, et où tout, ou presque, est à portée de clic. Et je reçois de plus en plus de femmes et d’hommes qui préfèrent regarder une série sur Netflix que faire l’amour.»
Un corps et… un cerveau
La possibilité d’accéder à l’orgasme en actionnant la fonction on de son joujou sexuel aurait-elle lassé, à force, l’enthousiasme des couples ? À leur décharge, le stress de la vie courante et de la charge mentale pour les femmes, la fatigue et les préoccupations accumulées en ces temps de pandémie, le télétravail et la présence constante du partenaire à ses côtés, sont, bien sûr, tout autant responsables de cette usure du désir. Mais peut-être l’idée du «bien-être sexuel», avec son imaginaire hygiéniste et performant, est-elle à nuancer : nous ne sommes pas que des corps, mais aussi des êtres avec une mémoire, une conscience, des traumatismes ou des conditionnements qu’il serait nécessaire de déconstruire pour accéder à une plus grande sérénité sexuelle.
À écouter : le podcast de la rédaction
«Beaucoup de femmes ont un bagage lourd que leur ont transmis leur mère ou leur grand-mère concernant la sexualité, affirme Jessica Pirbay. Il y a même des choses auxquelles on ne pense pas car on se dit qu’elles n’ont pas d’impact sur la sexualité, comme le fait que notre mère ne nous a jamais prise dans les bras ou que nos parents ne se sont jamais embrassés devant nous, ou des phrases qu’on nous a dites, petite : « Ferme tes jambes », « Ne mets pas de jupe courte », ou « Ne parle pas trop fort. » Tout cela impacte la sexualité future de la femme, qui sera coincée ou n’osera pas s’exprimer dans le plaisir. Et nécessite de passer par des déconditionnements pour retrouver une sexualité libérée, puissante et épanouie.» Car le premier sextoy, ne l’oublions pas, c’est d’abord notre cerveau.
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